Accès à la justice et l'importance du travail pro bono

Discours d’ouverture au lancement annuel de la programmation des Étudiant(e)s pro bono du Canada (Section de l’Université Queen’s)
L’honorable Shirzad Ahmed, le 21 septembre 2021

C’est avec plaisir que je me joins à vous aujourd’hui en cette soirée d’ouverture de la section de l’Université Queen’s d’Étudiant(e)s pro bono du Canada. Je remercie les organisateurs de m’avoir invité à prendre la parole, de même que les étudiants bénévoles de faire ainsi œuvre utile dès leurs débuts dans la profession juridique. Avant de passer au sujet principal de mon discours, je tiens à préciser que je m’exprime uniquement en mon nom, et non pas au nom de la Cour fédérale.

Pour ce discours, on m’a demandé de discuter de la question de l’accès à la justice et des raisons pour lesquelles le travail pro bono demeure important pour les avocats de la nouvelle génération, comme vous. Je commencerai par quelques remarques générales sur le travail pro bono et l’accès à la justice, puis je parlerai de la façon dont ces concepts vous concernent plus particulièrement, en tant qu’étudiants en droit et futurs membres de la profession juridique.

L’expression pro bono vient de l’expression latine pro bono publico, qui veut dire « pour le bien public ». Travailler pro bono est donc, à mon avis, œuvrer pour le bien public en fournissant des services juridiques à des personnes pour qui l’accès à la justice est un parcours semé d’embûches. Ce travail peut consister à représenter des personnes qui sinon seraient incapables de retenir les services d’un avocat, à fournir des services qui ne sont pas offerts ailleurs ou à mettre en lumière certaines questions par la recherche ou la défense de causes. En tant que volontaires pour Étudiant(e)s pro bono du Canada, vous avez l’occasion unique de faire ce travail en apportant votre aide à divers organismes qui fournissent des services à des groupes devant trop souvent surmonter des obstacles pour avoir accès à la justice ou qui défendent des causes auxquelles on accorde trop peu souvent l’attention qu’elles méritent.

Le travail pro bono est un impératif moral dans la profession juridique, une profession qui se fait une fierté de veiller à ce que justice soit rendue autant que la loi le permet. À mesure qu’augmente le coût des services juridiques et que s’accroissent les inégalités économiques, il est de plus en plus pressant que les juristes offrent leur travail pro bono s’ils veulent réaliser leurs nobles objectifs. Si le fait de travailler pour des clients privés qui payent pour les services qu’ils obtiennent permet que justice soit rendue aux parties concernées, cela a rarement pour effet de faciliter l’accès à la justice, contrairement à la prestation de services juridiques à des personnes, de plus en plus nombreuses, qui autrement seraient incapables de se payer de tels services.

Il est donc nécessaire de travailler avec ces organismes qui offrent des services juridiques gratuits – que ce soit par l’aide juridique, des cliniques communautaires ou des organismes de défense de droits – pour que toutes les franges de la société puissent prendre part à notre système de justice : c’est une condition essentielle à la production de résultats justes et équitables. Si des personnes marginalisées sont incapables d’avoir véritablement accès au système de justice, le système est injuste; dans ce cas, c’est plutôt un système qui favorise les personnes capables de payer pour entrer dans la danse et qui joue contre celles qui ne disposent pas du capital social ou financier pour le faire.

Le besoin pressant d’accroître l’accès à la justice n’est pas controversé; il est reconnu par des acteurs et des institutions au cœur de notre système de justice, notamment dans des déclarations du juge en chef de la Cour Suprême Richard Wagner, dans l’énoncé de mission du ministère de la Justice et dans les objectifs principaux déclarés dans le Plan stratégique 2020-2025 de la Cour fédérale. Le fait que ces piliers de notre système de justice reconnaissent l’enjeu de l’accès à la justice n’est qu’un des indices montrant que cette question concerne toute la profession juridique.

En tant que juge, j’ai été moi aussi témoin du besoin pressant de faciliter l’accès à la justice. Depuis que je siège à la Cour fédérale, j’ai vu augmenter le nombre de parties défendant leur propre cause. Quand il s’agit de personnes qui ne sont pas représentées par un avocat, je prends tous les moyens raisonnables pour m’assurer qu’elles ont l’occasion de présenter leur cause. Indépendamment de la solidité d’une position ou de l’issue de la décision, pour qu’il y ait justice, les parties à une instance doivent avoir droit une audience équitable, ce qui inclut le droit d’être entendues. Pourtant, l’exercice de ce droit est souvent entravé lorsqu’une personne n’est pas représentée par un juriste compétent, puisque les personnes n’ayant pas d’avocat sont souvent incapables de démêler sans aide les complexités de notre système de justice, et la plupart du temps elles n’ont ni les connaissances ni l’expertise de l’avocat de la partie adverse. Les parties qui ne sont pas représentées par un avocat se trouvent donc désavantagées et, bien que je puisse prendre des mesures d’adaptation raisonnables envers ces personnes, les décideurs, comme moi, ne peuvent remplacer le travail et les conseils de l’avocat.

Enfin, ce serait une occasion ratée si je ne disais pas quelques mots sur la façon dont l’enjeu de l’accès à la justice touche de manière disproportionnée les personnes racisées, les Autochtones, les membres de la communauté LGBTQ2S+, les personnes ayant des troubles de santé mentale ou souffrant de dépendances, ou les personnes qui sont marginalisées d’une façon ou d’une autre en raison de qui elles sont. L’accès à la justice ne signifie pas seulement avoir accès à des services juridiques; c’est aussi avoir accès à des services qui sont adaptés aux diverses réalités culturelles et qui sont à l’écoute des besoins et des points de vue des groupes de personnes cherchant à être traitées équitablement. Ce besoin est particulièrement crucial dans un tribunal comme celui où je siège, où de nombreux demandeurs sont des personnes racisées qui naviguent dans le système d’immigration canadien ou des personnes qui fuient la persécution dont elles sont la cible dans leur pays d’origine en raison de leur sexe, de leur religion, de leur orientation sexuelle ou de leur opinion politique. Lorsqu’on examine qui a accès à la justice et qui n’y a pas accès, il ne faut pas se limiter à regarder qui peut recevoir des services juridiques en général, il faut également regarder qui peut recevoir des services qui répondent aux besoins et qui sont respectueux de la situation personnelle de chacun.

Maintenant que j’ai présenté quelques réflexions sur le travail pro bono et l’accès à la justice en général, je vais expliquer pourquoi je crois que ces concepts sont importants pour vous, la plus récente génération d’avocats.

Grâce à vos études en droit, vous disposerez d’outils pour vous attaquer aux obstacles qui bloquent l’accès à la justice pour les personnes qui n’ont pas les moyens de payer les services d’un avocat ou qui ne se voient pas représentées dans le système de justice. Ces outils sont un privilège, et j’espère que le temps que vous passerez chez Étudiant(e)s pro bono du Canada vous permettra de tirer des enseignements sur la façon de les utiliser efficacement et vous incitera à laisser de la place au travail pro bono tout au long de votre carrière.

Étant donné que vous êtes à l’aube d’un long voyage, j’ai pensé qu’il serait utile que je vous fasse part de ce que j’ai appris de ma propre expérience avec le travail pro bono et l’aide juridique, qui ont joué un rôle important dans ma carrière d’avocat. Je vous invite à tirer ce que vous voulez de ces conseils. Peut-être que vous y trouverez une parcelle de vérité et que vous vous en servirez dans les années à venir; à tout le moins, j’espère que ce sera suffisamment intéressant pour que je conserve votre attention jusqu’à la fin de mon discours.

Mon premier conseil est que le travail pro bono est une occasion d’apprendre et, en conséquence, une occasion de croissance personnelle.

La plupart d’entre vous vous préoccupez sans doute de votre futur, et c’est tout à fait compréhensible. Vous vous inquiétez de savoir si vous allez trouver l’emploi dont vous rêvez, ou un emploi qui sera suffisamment payant, ou un emploi tout court. Cela dit, il n’est pas trop tôt pour commencer à penser à la façon dont vous pouvez œuvrer pour le bien public tout en faisant progresser votre carrière. Ces deux objectifs ne s’excluent pas l’un l’autre; au contraire, ils se complètent.

Vos études ne sont qu’un point de départ, un tremplin vers d’autres occasions d’apprendre. C’est comme un permis d’apprenti : un laissez-passer qui vous fait entrer dans le processus d’apprentissage, et non un résultat final. Le travail pro bono vous enseignera des leçons qui ne peuvent s’enseigner en classe. Vous en apprendrez sur le droit, sur la façon de l’utiliser en pratique, et sur la façon dont les gens font leur chemin dans le système de justice. Mais vous apprendrez aussi des choses sur vous-mêmes et sur les enjeux qui concernent la communauté dans laquelle vous vivez. Le travail pro bono est un moyen qui vous permettra de voir où vous vous situez dans la société; il met en lumière les besoins en matière d’accès la justice et la manière dont vous, en tant que membre de la profession juridique, vous pouvez contribuer à répondre à ces besoins.

Le travail pro bono vous mettra également en contact avec des gens que vous n’auriez peut-être jamais rencontrés autrement. Vous aurez bientôt affaire à des gens qui ont beaucoup de connaissances à partager, qu’ils ont tiré de leur expérience. Ces personnes peuvent être vos clients ou vos collègues, elles peuvent parler votre langue ou vivre dans votre quartier, elles peuvent avoir fait moins d’études que vous, mais il va sans dire qu’elles ont beaucoup à vous enseigner. Soyez à l’écoute et apprenez des gens près de vous, peu importe où ils se situent par rapport à vous.

Comme l’a sagement dit l’historien américain bien connu Howard Zinn (à ne pas confondre avec mon collègue, l’honorable juge Zinn de la Cour fédérale) : « La plainte du pauvre n’est pas toujours juste, mais si nous ne l’écoutons pas, nous ne saurons jamais ce qu’est la justice. » Dès le début de votre travail pro bono, vous constaterez que tous vos clients ne sont pas des anges, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont indignes de vos services. Lorsqu’il est question d’accès à la justice, il est reconnu que l’efficacité de notre système judiciaire est compromise si la situation personnelle d’un plaignant décide de sa capacité à se présenter devant les tribunaux avec les ressources adéquates, indépendamment de ses qualités morales. S’il n’y a pas accès à la justice pour tous, nous ne saurons jamais ce qu’est la justice.

Bref, je vous incite à utiliser cette expérience de bénévolat pour approfondir votre compréhension du monde qui vous entoure, pour découvrir où se trouvent les besoins dans votre communauté, et pour juger si vous pouvez être utile et comment vous pouvez l’être. Ces connaissances s’acquièrent le mieux par l’expérience. Il vaut mieux commencer le processus d’apprentissage dès maintenant et étendre les horizons de votre future carrière.

Bien entendu, le travail pro bono n’est pas qu’une occasion de croissance personnelle pour ceux d’entre nous qui avons le privilège d’appartenir à la profession juridique. Mon deuxième conseil, qui ne devrait surprendre personne, est que le travail pro bono est une occasion de faire du travail important pour autrui.

La mission d’Étudiant(e)s pro bono du Canada est d’offrir gratuitement des services juridiques aux personnes et aux communautés qui doivent surmonter des obstacles pour avoir accès à la justice. J’espère que vous, qui représentez la nouvelle génération d’avocats, vous êtes ici aujourd’hui parce que vous souhaitez vous investir dans du travail dont vous serez fiers. Le travail pro bono est plus que du bénévolat qui vous aide à bien paraître, à faire avancer votre carrière ou à étoffer votre curriculum vitae pour essayer d’impressionner de futurs employeurs. Ce travail devrait être important pour vous parce qu’il profite à d’autres personnes, pas seulement à vous-même. Pour faire ce travail, il faut aller au-delà de ses propres besoins et reconnaître ses responsabilités en tant que membre de la communauté.

En 2021, il y a lieu de se demander si la situation s’améliore ou si elle continuera de s’améliorer. De toute évidence, il faut subvenir aux besoins de nos proches et aux nôtres, mais il ne faut pas oublier les besoins des autres. Les circonstances dans lesquelles nous vivons sont communes et la situation des uns influe sur celle des autres; notre société n’est pas la somme d’individus vivant chacun dans une bulle hermétique. En tentant de mettre le peu que nous avons à contribution pour le bien public – c’est-à-dire améliorer la vie des personnes qui nous entourent, que ce soit des étrangers ou des membres de notre famille – nous cherchons à améliorer notre société, à une époque où ce travail est des plus nécessaires.

Pour conclure, au cours des quatre années où j’ai été juge à la Cour fédérale, j’ai pu voir que, malgré l’étroite marge de manœuvre dont nous disposons, il y a de la place pour la sincérité et l’empathie, il y a de la place pour interpréter et appliquer le droit en tenant compte de ce qu’a vécu chaque personne qui comparaît devant nous. Il en va de même pour les membres de la profession juridique : en faisant du travail pro bono, vous avez l’occasion de mettre en pratique de façon utile les habiletés que vous avez acquises, tout en tirant des connaissances de cette expérience. Pendant que vous travaillerez chez Étudiant(e)s pro bono du Canada, vous soutiendrez des organismes qui fournissent depuis longtemps des services importants à la communauté. Tirez des leçons de leur travail. J’espère que vous donnerez suite à leurs traditions dans votre propre carrière une fois que cette affectation sera terminée.

Je vous encourage, dès vos premiers pas dans la profession, à apporter une contribution active, à intégrer le travail pro bono tout au cours de votre carrière. Que ces premières années donnent le ton pour l’avenir : vous n’en êtes qu’à vos premières armes dans le travail pour le bien public, qui est un aspect crucial du rôle de l’avocat. Je vous invite à considérer cette expérience comme le point de départ d’une carrière qui, à chaque étape, fait place au service à la communauté. À mon avis, une telle carrière est la plus lucrative des carrières, car elle confère un sens à notre travail d’avocat, elle nous en apprend sur les personnes qui nous entourent et sur nous-mêmes, et elle participe à l’édification d’une société plus empreinte d’équité, de justice et de compassion.

Merci. Je vous souhaite une bonne soirée.

Date de modification : 2022-02-02

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