Diversité raciale au sein de la magistrature

 

Discours d’ouverture à la Conférence nationale du printemps 2021 de l’Association des avocats et des avocates en droit des réfugiés (ACAADR)

L’honorable Shirzad Ahmed, le 29 avril 2021.

[TRADUCTION] Je suis honoré de livrer le discours principal dans le cadre de la conférence du printemps de l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés. Avant d’aborder le sujet du discours d’aujourd’hui, la question de la diversité raciale au sein de la magistrature, je dois souligner que je parle de ma propre expérience et en mon nom, et non en celui de la Cour fédérale où, comme vous le savez peut-être, je siège en tant que juge.

En préparant ce discours, on m’a demandé si je croyais que la diversité au sein de la magistrature était une question importante, plus précisément devant un tribunal comme celui où je siège, où la plupart des demandeurs qui se présentent devant la Cour sont des personnes racisées qui naviguent dans le système d’immigration canadien, un mécanisme dans lequel la race et la nationalité d’une personne, entre autres, peut faire en sorte qu’elle puisse entrer et demeurer dans ce pays.

Ma réponse à cette question, qui ne devrait pas étonner personne, est évidemment que je crois fermement que la diversité au sein de la magistrature est importante, y compris à la Cour fédérale. Cette notion est désormais monnaie courante, grâce en partie au travail des organisations telles que l’ACAADR, qui ont exhorté le procureur général du Canada à nommer des juges qui sont autochtones, noirs et de couleur (PANDC) aux Cours fédérales.

Le besoin de diversité au sein de la magistrature est également reconnu sur le plan institutionnel dans l’ensemble du système juridique, y compris la Cour fédérale dans son Plan stratégique 2020-2025, les déclarations du juge en chef Wagner de la Cour suprême, le premier ministre Justin Trudeau et le ministère de la Justice. Reste à déterminer quelles seront les conséquences de ces déclarations, mais la prise de conscience et la reconnaissance du problème constituent certainement la première étape. Elles ne sont toutefois que cela : une première étape.

Malheureusement, nos mots devancent souvent nos actions. La première avocate du Canada a été admise au barreau dans les années 1880; et la première femme juge à la Cour suprême a été nommée dans les années 1980. Les avocats racisés ont commencé à être admis au barreau en grand nombre après la Seconde Guerre mondiale. Nous ne devrions pas avoir à attendre le milieu du XXIe siècle pour que le premier juge racisé soit nommé à la Cour suprême.

Il existe au sein de la magistrature des candidats qualifiés et racisés; l’idée voulant qu’ils n’aient pas posé leur candidature ou qu’ils n’aient pas l’expérience requise pour occuper un poste à la magistrature n’est qu’une vieille excuse. Au niveau des cours supérieures, nous avons commencé lentement à voir un changement. Par exemple, entre octobre 2019 et octobre 2020, douze des treize candidats à la magistrature, autochtones, noirs et de couleur ayant été « fortement recommandés » par des comités consultatifs judiciaires ont été nommés. Ce chiffre représente une hausse par rapport à l’année précédente, où seulement six sur treize candidats avaient été nommés. Néanmoins, les juges autochtones, noirs et de couleur demeurent sous-représentés – voire totalement absents – des postes de direction au sein de la magistrature, et, à ma connaissance, il n’y a pas un seul juge en chef d’une cour d’appel au Canada qui est racisé ou autochtone.

Selon ma propre expérience, les gens présument souvent que je suis heureux d’être le premier « juge réfugié » à la Cour fédérale, un jalon atteint après tant de discours au sujet de la diversité. Bien que leurs intentions soient louables, ce n’est pas tout à fait exact. Bien que je sois profondément reconnaissant du poste que j’occupe comme juge à la Cour fédérale, il y a plusieurs raisons pour lesquelles je ne suis pas heureux d’être le premier « juge réfugié ». Avec votre indulgence, je vous explique pourquoi.

La personnalité juridique du « réfugié » est née en 1951 avec la signature de la Convention relative au statut des réfugiés. Avant cela, ce que nous appelons aujourd’hui des réfugiés, demandait toujours la protection dans ce pays : esclaves afro-américains libérés, Juifs fuyant l’Holocauste. J’ai été nommé à la Cour fédérale en 2017. Je ne suis pas fier d’être le premier juge qui est aussi réfugié, justement parce que je ne devrais pas être le premier. Je serais beaucoup plus heureux d’être le dixième, le vingtième ou très loin derrière, où personne ne prend plus la peine de compter. En ce sens, ma nomination est moins une célébration qu’une froide vérité, qui brille avec éclat sur les obstacles systémiques profondément enracinés qui règnent dans ce pays.

Donc oui, pour être bref, comme la majorité des membres du milieu juridique et de ses établissements respectifs, je crois que le Canada a besoin de tribunaux qui reflètent davantage la diversité de notre société. Il s’agit d’appels urgents à passer à l’action, qui exigent que nous mettions en œuvre des changements et que nous cessions de se tordre les mains d’impuissance et de chercher des boucs émissaires.

Cela dit, je crois qu’il convient d’exprimer une réserve à propos de cette conclusion, qui n’est pas suffisamment débattue dans le cadre du discours sur la diversité. Cette réserve, qui sera au cœur de mon discours aujourd’hui, est le besoin de diversité au sein de la magistrature, qui touche le fond plutôt que la forme.

Le terme « réel » ( « substantive » en anglais) est couramment utilisé lorsque nous parlons de diversité et d’égalité, mais que veut dire une magistrature diversifiée « réelle » ? Selon moi, il s’agit d’une magistrature qui ne tient pas seulement compte de la portée du bassin des gens qui y vivent ou qui immigrent dans ce pays, mais également une magistrature qui est réceptive et sensible aux expériences vécues par ces gens. Autrement dit, la diversité « réelle » génère des réflexions et des actions; elle transcende le simple geste ou la simple apparence. Une magistrature qui est réellement diversifiée ne représente pas seulement la diversité canadienne, mais elle a aussi le pouvoir de rendre des décisions inspirées par cette diversité. Quoique je convienne que le premier est une condition préalable au deuxième, cette réponse n’est pas complète.

Plus précisément, je suis sceptique à l’égard de l’idée qu’une magistrature plus diversifiée fera nécessairement et automatiquement preuve d’un raisonnement judiciaire plus sensible et plus représentatif des expériences vécues par les demandeurs racisés qui naviguent dans le système d’immigration canadien. Selon moi, accroître la diversité des visages – à grand renfort de chiffres et de statistiques – n’aboutira pas nécessairement à un changement. La diversité dans le processus décisionnel nécessite aussi une diversité de réflexion sur le droit, son interprétation et, surtout, la notion de justice elle-même. Les juges nommés à la cour qui n’auront qu’une physionomie différente, mais qui n’insuffleront pas leur expérience personnelle et communautaire dans le processus de délibération ont peu de chance d’agir concrètement dans la lutte contre les inégalités qui existent actuellement dans le système judiciaire. Ce processus de délibération est particulièrement important dans le domaine du droit de l’immigration et des réfugiés, où les plaideurs sont exposés à des inégalités semblables, voire identiques à celles auxquelles font face les avocats et les juges racisés.

La capacité de partager et de comprendre ces inégalités est, selon moi, la raison fondamentale pour laquelle la diversité au sein de la magistrature est essentielle. Cependant, si nous ne donnons pas suite à ces expériences mutuelles en tant que juristes, nous ne contribuerons pas tellement à modifier les éléments problématiques auxquels sont confrontés les plaideurs racisés. Autrement dit, la « diversité » est une condition préalable nécessaire, mais qui ne suffit pas à instaurer une plus grande équité dans le droit.

L’inverse n’est pas nécessairement vrai. Il n’est pas nécessaire qu’un juge soit membre d’un groupe en quête d’équité pour rendre des jugements qui répondent aux besoins des personnes marginalisées. Bien qu’ils n’appartiennent pas à des groupes en quête d’équité, des juges siégeant à de nombreux tribunaux se sont efforcés de faire progresser la cause de la justice au nom de ces groupes en adoptant un raisonnement juridique indépendant et bienveillant. Ils ont cherché à comprendre les réalités vécues par les personnes qui ont décidé de se présenter dans une salle d’audience. Ils ne vivent pas dans la crainte d’être contredits en appel, mais sont résolus à interpréter et à appliquer le droit de manière à rendre justice tout en respectant les règles de droit. Dans certains cas, des innovations jurisprudentielles illustrent la façon dont nous pourrions certes aborder cette tâche difficile; prenons, par exemple, le rôle joué par les rapports Gladue en incitant les tribunaux à porter davantage attention au racisme auquel les Autochtones font face en raison des séquelles permanentes du colonialisme.

Par ailleurs, la tâche de souligner les inégalités à laquelle sont confrontées les personnes racisées ne doit pas reposer uniquement sur les juges racisés. Un plus large soutien n’est pas seulement nécessaire pour répartir uniformément le travail et les efforts, mais il symbolise également un plus grand virage systémique du système juridique, susceptible d’être plus solide et plus durable. Pour paraphraser les propos de la regrettée juge Bertha Wilson : [TRADUCTION] « une magistrature diversifiée sera une victoire à la Pyrrhus pour les personnes racisées et l’ensemble du système de justice si les changements apportés au droit ne proviennent que des efforts déployés par les avocats et les juges racisés ». De mon point de vue, la diversité réelle comporte non seulement l’inclusion des groupes en quête d’équité, mais aussi les efforts déployés au nom de la majorité visant à inclure ces groupes.

Comment parvenir à une magistrature diversifiée sur le fond, et non seulement sur la forme? Comme juges, nous sommes tenus de respecter les principes de droit lorsque nous rendons des décisions. Cette structure ne changera pas, et ne devrait pas changer, quel que soit le degré de diversité atteint. À l’intérieur des paramètres étroits de notre rôle, il y a une place pour l’ingéniosité et l’empathie, où les juges peuvent interpréter et appliquer le droit à la lumière des expériences vécues par ceux et celles qui comparaissent devant eux. Il s’agit là d’un pouvoir important, mais qui peut paraître anodin, car il se situe dans les limites auxquelles les juges peuvent reconnaître la multitude de différences dans la société interagissant avec le système juridique. C’est précisément grâce à la reconnaissance – en constatant la différence, en la comprenant et en prenant les mesures qui s’imposent – que la diversité réelle au sein de la magistrature se concrétise, puisque ce processus n’a pas seulement une incidence sur la diversité des visages, mais aussi sur nos raisonnements.

La reconnaissance n’est cependant pas un geste unilatéral; il s’agit d’un exercice dialectique qui doit être réciproque. Bien qu’il soit important pour la magistrature de reconnaître les personnes touchées par ses décisions, il est aussi important pour ces personnes de se reconnaître dans le système judiciaire. La confiance des membres de la société envers la Cour – en tant qu’institution chargée de statuer sur l’exercice du pouvoir de l’État à l’égard de leurs droits – est renforcée lorsqu’ils reconnaissent que la Cour confirme et comprend ce qu’ils sont, leur origine et ce qu’ils ont vécu. Même si le demandeur n’est pas d’accord avec l’issue d’une décision, il devrait être en mesure de se retrouver dans cette décision et ses auteurs, de savoir que son histoire a été entendue et qu’il a été reconnu.

En résumé, la diversité sur le fond exige que des mesures soient prises au nom des juges racisés et de l’ensemble du système judiciaire. La diversité qui ne modifie en rien notre façon d’agir est comme un masque : elle peut paraître différente à première vue, mais notre logique ne tardera pas à réaliser qu’il s’agit d’un changement d’apparence peu convaincant qui ne permet pas de modifier la manière dont fonctionne l’entité derrière ce changement.

Certaines personnes peuvent craindre qu’en tant que juge, j’ai choisi de prendre part à la discussion sur la diversité au sein de la magistrature en lançant un appel à l’action. Certaines personnes s’inquiètent du rôle que jouent les juges en faisant une mise en garde indiquant que nous devrions rester à notre place, éviter de faire des discours, de donner des entrevues et de nous engager dans le débat public sur ces sujets – peut-être un peu comme je suis en train de le faire maintenant. Selon certaines personnes, les juges doivent se garder de donner leur avis sur de telles questions d’ordre privé en dehors de la sphère publique.

Je pense le contraire, et ce pour deux raisons. Premièrement, ce point de vue sous-tend que le positivisme juridique est la seule philosophie ayant sa place dans les délibérations. Que cela vous plaise ou non, il existe d’autres philosophies judiciaires et personne n’a le monopole du « vrai » ou du « faux » à cet égard. Deuxièmement, cette vision des choses renforce la fiction juridique selon laquelle les juges sont des automates qui se contentent d’appliquer la loi d’une manière scientifique et froide. N’en déduisez pas que je préconise de rejeter l’importance pour les juges de faire preuve d’objectivité et d’impartialité lors des auditions. Mais dans ce domaine, la pureté absolue constitue tout au plus un objectif qui n’est toujours pas atteint.

Par conséquent, nous ne pouvons pas être réticents quant aux façons dont nos identités éclairent notre processus décisionnel. Nous les juges sommes des êtres humains comme les autres: notre sang est rouge, nous avons des pensées, des opinions, des philosophies divergentes et, oui, nous avons nos faiblesses. Comme tout le monde, la somme de nos expériences fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui.

Comme la magistrature commence à se diversifier, nous les juges ne devons pas oublier les expériences qui nous ont façonnés en les reléguant dans la sphère du « personnel », qui elle, doit être oubliée. Il est plutôt impératif que nous nous utilisions nos expériences et notre personnalité pour guider nos décisions, reconnaître et dénoncer les inégalités dont nous sommes témoins, au mieux de nos capacités.

Pour conclure, je répondrai à la deuxième question qui m’a été posée par l’ACAADR : est-ce que je crois qu’il y a un lien entre une magistrature diversifiée et les décisions qui concernent essentiellement des demandeurs racisés? Encore une fois, je réponds : bien évidemment. Toutefois, en parvenant à cette conclusion, nous ne devons pas permettre que notre définition du terme « diversité » devienne purement symbolique; une cible facile de l’« inclusion » qu’il est facile de choisir, mais qui n’atteint pas le cœur de la question. Nous devons nous efforcer d’administrer la justice d’une manière qui ne semble pas seulement équitable, mais qui fait également la promotion de l’équité, et nous devons nous rappeler que ces objectifs, bien qu’interreliés, ne sont pas mutuellement inclusifs. En ce sens, la diversité réelle renverse l’adage suivant, souvent cité : [TRADUCTION] « non seulement il doit y avoir apparence de justice, en ce que la magistrature représente la diversité de la société qu’elle sert, mais il faut également que justice soit rendue, en ce que la magistrature reconnaît et sert la diversité des expériences de cette société ». Bien que le premier soit une condition préalable au deuxième, je suis d’avis que ce serait une grave erreur de le percevoir comme une garantie.

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