Présentation à la séance nationale de formation des agents d'audience

 

Cornwall (Ontario), le 12 septembre 2012

LA PLAIDOIRIE

Introduction et mise en garde

Je vous remercie de cette introduction et de m'avoir invité à venir vous parler ce soir. Comme je ne veux pas massacrer davantage la langue de l'amour, j'espère ne pas vous offusquer en choisissant de m'exprimer uniquement en anglais ce soir, malgré ma maîtrise manifeste de la langue française.

Au fil des années, les juges de la Cour fédérale ont souvent pris la parole lors de séances de formation à l'intention des avocats du secteur privé qui représentent des personnes ou des familles lors des procédures en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (que je nommerai la LIPR à partir de maintenant), ainsi qu'à l'intention des avocats du secteur public qui représentent le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ou le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qui sont habituellement les intimés dans les affaires portant sur la LIPR.

Que je sache, il s'agit de la première occasion qui nous est offerte de nous adresser aux agents d'audience. Vous jouez un rôle somme toute similaire à celui des avocats qui se présentent devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ou devant la Cour fédérale, en ce sens que vous êtes tous appelés à faire valoir un point de vue, ce qui assure le bon fonctionnement de notre système de justice et en fait partie intégrante.

Avant de poursuivre ma présentation, je dois formuler la mise en garde suivante. Lorsque je prends la parole en ma qualité de juge à l'extérieur de la Cour, je me prononce en mon nom personnel et non au nom de la Cour fédérale dans son ensemble ou de mes collègues à la Cour. Cependant, j'ai bon espoir que la plupart de mes collègues partagent mes points de vue.

J'espère que mes propos ce soir sauront susciter votre intérêt et vous seront utiles1.

On m'a d'abord demandé de faire un survol des instances en vertu de la LIPR au cours des dix dernières années. Cependant, j'ai l'intention de profiter de ma prérogative judiciaire et de me concentrer plutôt sur la plaidoirie devant la CISR. Nous sommes en soirée, après une longue journée de discussions et de délibérations, et la piste de danse nous attend. Je crains qu'un discours de trente minutes sur dix ans de jurisprudence nuise à votre digestion. À mon avis, une brève présentation sur la plaidoirie, particulièrement à la lumière de l'expérience des juges acquise en examinant de nombreuses décisions de la CISR à la Cour fédérale, vous sera plus utile dans votre travail quotidien. Du moins, c'est ce que j'espère.

La plaidoirie, c'est l'art de persuader. Certaines personnes soutiennent qu'un bon plaideur est né ainsi, que l'art de persuader ne s'apprend pas. Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, seuls les escrocs naissent avec une maîtrise innée de l'art de la persuasion et, contrairement à ce que laissent entendre certaines blagues, les avocats ne sont pas des escrocs.

Survol du mandat de la Cour fédérale et statistiques

Mettons€‘nous d'abord en contexte. Comme vous le savez probablement, la CISR est le tribunal administratif le plus important du Canada et ses décisions représentent l'ensemble le plus important d'affaires que la Cour fédérale est appelée à examiner lors d'un contrôle judiciaire. Les demandeurs n'ont pas un droit automatique d'être entendus par la Cour; leur droit se limite à celui de déposer une demande de contrôle judiciaire, pour des motifs restreints. Pour avoir droit à une audience en bonne et due forme, les demandeurs doivent obtenir l'autorisation de la Cour et donc démontrer que leur cause est raisonnablement défendable sur le fond.

Au cours de la dernière décennie, le nombre de demandes de contrôle judiciaire en vertu de la LIPR a varié d'un creux de 5 513 en 2007 à un sommet de 10 653 en 2004. À fin août 2012, la Cour avait déjà reçu 8 755 demandes et, si la tendance se maintient, 2012 sera une année record pour ce qui est du nombre de demandes déposées à la Cour au titre de la LIPR.

D'ordinaire, la Cour accepte d'entendre sur le fond entre 10 % et 20 % des affaires faisant l'objet d'une demande de contrôle judiciaire. Dans le cas d'une audience en bonne et due forme, la Cour examine la décision rendue par la CISR conformément aux principes de l'examen administratif, lesquels évoluent constamment, et que la Cour suprême du Canada a définis dans nombre d'arrêts au fil des années2.

Dans la plupart des cas, une décision rendue par un tribunal administratif comme la CISR sera susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable en ce qui concerne : (i) des questions touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique; (ii) des questions de droit et de fait qui s'entrelacent et ne peuvent être facilement dissociées; (iii) des questions portant sur l'interprétation de la loi constitutive du tribunal ou d'une « loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie ».

Il importe d'insister sur la deuxième catégorie, soit les questions de droit et de fait. La CISR est souvent appelée à statuer sur des questions de fait. Par exemple :

  • Le demandeur a€‘t€‘il été déclaré coupable d'un acte criminel donné dans un autre pays?
  • Le demandeur était€‘il membre d'une organisation donnée?
  • Certaines personnes sont€‘elles membres de la même famille?

La CISR est également souvent appelée à trancher des questions de fait entrelacées de concepts juridiques. Par exemple :

  • Le demandeur est€‘il interdit de territoire pour criminalité?
  • Le demandeur est€‘il exclu pour complicité à des crimes de guerre?
  • Les personnes font€‘elles partie de la catégorie du regroupement familial?

Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d'appliquer des faits à des concepts juridiques.

Dans le cas de questions de ce genre, la Cour fédérale ne doit intervenir que si la CISR a rendu une décision déraisonnable, soit une décision ne faisant pas partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». La Cour accorde une déférence judiciaire aux décideurs administratifs. En raison de la déférence qui s'impose dans le cas de telles décisions, la preuve et les observations présentées à l'audience de la CISR revêtent une importance accrue pour deux raisons.

Premièrement, c'est souvent la CISR qui a le dernier mot sur la question, car très peu de ses décisions sont examinées par la Cour fédérale. Deuxièmement, les rares décisions qui sont examinées par la Cour fédérale le sont, à quelques exceptions près, en ne tenant compte que du dossier présenté à la CISR. Aucun nouvel élément de preuve ne peut être déposé à l'étape du contrôle judiciaire. C'est donc le dossier de la CISR qui circonscrit les questions dont la Cour est saisie, et la Cour doit statuer sur le caractère raisonnable de la décision de la CISR à la lumière des éléments de preuve au dossier.

Cela m'amène à ma présentation sur la plaidoirie devant la CISR. Ce travail consiste à présenter des éléments de preuve et des observations tout en gardant à l'esprit que le dossier pourrait servir à plus d'un auditoire : certainement au membre de la Commission, mais aussi parfois à la Cour fédérale, occasionnellement à la Cour d'appel fédérale et, dans de rares cas, à la Cour suprême du Canada.

Plaidoirie

On dit que, sur 100 cas, 90 se gagnent d'eux€‘mêmes, trois se gagnent grà¢ce à la plaidoirie, et sept se perdent à cause de la plaidoirie3.

Je vais vous offrir cinq conseils pour plaider efficacement et j'espère qu'ils vous seront utiles dans l'exercice de vos activités quotidiennes.

Premier conseil : Faites preuve de franchise et d'honnêteté

Je vous recommande de lire la décision de la Cour fédérale Tursunbayev c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 504. Il y est question d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Section de l'immigration de refuser une mise en liberté. On y alléguait l'inconduite de l'agent d'audience. Comme vous le savez, dans un contrôle d'une décision de détention, l'agent d'audience fait des observations sur les faits connus du ministre, les mesures prises par le ministre et les résultats de ces mesures. Ces observations viennent s'ajouter à celles que présente l'agent d'audience à la Commission quant à la conclusion qui s'impose, selon lui.

Le demandeur devant la Cour fédérale alléguait que l'agent d'audience avait fait des déclarations trompeuses lors du contrôle de la détention et que ces déclarations avaient mené à un déni de justice naturelle et à une décision déraisonnable. Bien que la Cour ait accordé le bénéfice du doute à l'agent d'audience après avoir examiné en détail la transcription, elle a cependant pris le soin d'apporter la précision suivante :

 

[42] [...] Les personnes qui représentent Sa Majesté devant les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs ont toujours l'obligation d'être honnêtes et franches dans leurs rapports avec les plaideurs et les tribunaux. Le fait que les propos en question aient été formulés par le représentant du ministre sous forme d'observations plutôt que dans le cadre de la preuve ne diminue en rien l'obligation de franchise à laquelle est astreint le représentant du ministre.

 

Conclusion : les agents d'audience ont un devoir de franchise devant les tribunaux. Cela est particulièrement important dans le cas d'un contrôle de la détention, étant donné qu'il s'agit d'un contrôle informel et qu'une bonne partie de la « preuve » est constituée en fait des observations de l'agent d'audience4.

Cela souligne aussi un point concernant le dossier du tribunal : tout ce que vous affirmez peut aider votre cause ou, au contraire, y nuire. Le système d'enregistrement numérique capte tout, et une transcription est préparée pour le dossier de la Cour fédérale. Les juges liront ce dossier, particulièrement lorsqu'une question comme celle€‘ci est soulevée.

Faites donc preuve de franchise dans le dossier, surtout en ce qui concerne les faits. Je citerai ici un document sur l'art de plaider rédigé par le juge Harlan de la Cour suprême des États€‘Unis :

[TRADUCTION]

 

Le troisième aspect d'une plaidoirie efficace est la « franchise ». Rares sont les causes, même les plus fortes, qui n'ont pas de points faibles. Et je ne connais aucune autre façon de traiter les points faibles que de les aborder de front. Je ne cesse de m'étonner du nombre élevé d'affaires où une question soulevée par le tribunal ou le plaidoyer de l'adversaire expose une vulnérabilité et où l'avocat concerné tente par tous les moyens d'esquiver la question au lieu de l'aborder de front. Dans un plaidoyer, tenter d'esquiver une question est un péché capital. Il vaut mieux admettre que l'on n'a pas de bonne réponse à une question gênante que de donner une réponse évasive. Devant un tribunal, un manque de franchise en réponse à une question de fait ou de droit difficile contribue grandement à miner la présentation de l'avocat, par rapport non seulement à la question gênante, mais souvent aussi aux autres points sur lesquels il devrait normalement avoir gain de cause, car si un avocat perd la confiance du tribunal, tout peut lui arriver5.

 

Donc, le point de vue que défend le juge Harlan, à l'instar de la plupart des juges et, je suppose, des membres de la Commission, est celui€‘ci : Abordez de front toutes les faiblesses que votre dossier peut comporter. Énoncez les arguments de votre adversaire équitablement, puis réfutez€‘les.

Cela nous amène à mon deuxième conseil.

Deuxième conseil : N'oubliez jamais les faits

Il m'arrive souvent de poser la question suivante aux avocats qui viennent de soulever une question : « Pouvez€‘vous m'indiquer où dans le dossier se trouve la preuve qui soutient ce que vous avez affirmé? »

Trop souvent, on me donne une réponse similaire à celle€‘ci : « Monsieur le juge, le dossier n'est pas aussi étoffé que je l'aurais voulu. Nous devons travailler avec ce que l'on nous remet. »

Les membres de la Commission sont saisis de dossiers volumineux, qui contiennent souvent des preuves et des observations contradictoires, et doivent alors rendre une décision, parfois rapidement. Gardez à l'esprit que les membres de la CISR, comme les juges de la Cour fédérale, ont une lourde charge de travail et sont appelés à trancher des questions de fait et de droit souvent complexes. Le processus décisionnel devient encore plus difficile lorsque, comme c'est souvent le cas devant la CISR, la preuve passe par un interprète et les faits doivent être établis en tenant compte d'événements s'étant produits dans un autre pays et une autre culture, puis appliqués à des catégories juridiques ayant de graves répercussions humaines pour les demandeurs, parfois en envisageant davantage ce qui pourrait arriver que ce qui s'est déjà produit.

Voici la réalité du contrôle judiciaire des décisions de la CISR : à l'exception des questions portant sur des violations de la justice naturelle, tout ce dont la Cour est saisie est le dossier certifié du tribunal : la transcription des témoignages, les pièces, et les observations des avocats lors de l'audience devant la CISR. On ne peut ajouter des preuves par affidavit à ce dossier.

Le droit est certes fascinant, mais il doit être appliqué aux faits. Si les faits ne figurent pas au dossier, la Cour ne peut en être saisie.

Pour faire son travail efficacement, le décideur a besoin de l'aide de l'agent d'audience et de l'avocat pour comprendre les faits pertinents, ce qui est réellement en cause, quelles parties de la LIPR s'appliquent et comment elles s'appliquent aux faits.

Après avoir pris connaissance du dossier, vous voudrez peut€‘être prendre une feuille de papier et y tracer une ligne pour la diviser en deux colonnes. À gauche, dressez la liste des éléments de la cause (c.€‘à €‘d. les questions de droit pertinentes qui sont en jeu). À droite, précisez la preuve qui appuie chacun de ces éléments. Ensuite, préparez vos témoins, vos observations et votre plaidoirie. Assurez€‘vous d'avoir présenté chacun des faits nécessaires au soutien de la cause.

Par exemple, dans le cas d'un contrôle de la détention, nous savons qu'un membre ne s'écartera pas de la décision antérieure rendue par un autre membre à moins qu'il n'y ait des motifs clairs et convaincants de le faire. Donc, lors du contrôle, vous devez connaître les décisions antérieures ainsi que la preuve présentée à ceux qui ont rendu les décisions. De plus, vous devez résumer cette preuve au membre. Ensuite, vous devez invoquer les faits nouveaux €” ce qui s'est produit depuis le dernier contrôle €”, dire s'il y a des faits nouveaux ou non et, le cas échéant, expliquer pourquoi ces faits nouveaux ne constituent pas un motif clair et convaincant pour s'écarter de la décision antérieure.

Fondamentalement, la plupart des cas sont tranchés en fonction des faits et vous aurez échoué dans votre plaidoirie si vous n'avez pas réussi à établir clairement l'ensemble des faits.

Troisième conseil : Accordez aux observations écrites l'importance qu'elles méritent

Selon mon impression, les observations écrites sont plus importantes lors d'un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale que lors d'une procédure administrative devant la CISR, où l'accent est mis sur une audience orale relativement informelle plutôt que sur des observations écrites détaillées et des règles de procédure formelles. Cependant, l'article 39 des Règles de la Section de l'immigration prévoit une réponse écrite à une demande écrite, et les observations écrites auront encore plus d'importance lorsque la nouvelle Section d'appel des réfugiés entrera en jeu. L'ébauche des Règles de la SAR qui ont fait l'objet d'une publication préalable dans la Gazette du Canada dont j'ai pris connaissance prévoit des observations écrites dont la longueur est la même que dans le cas de la Cour fédérale, soit un maximum de 30 pages.

Quoi qu'il en soit, lorsque des observations écrites sont possibles ou exigées, l'importance de solides observations écrites ne peut être sous€‘estimée. Ce sont les observations écrites qui dicteront la première impression que le membre de la Commission aura de l'affaire et qui orienteront votre plaidoyer. Le membre de la Commission prendra connaissance des observations avant la tenue de l'audience, il pourra les consulter durant l'audience, et il les conservera après l'audience. Il pourrait aussi y faire référence durant la rédaction des motifs de la décision de la Commission. Ces observations créent une impression initiale et durable de votre cause auprès du membre de la Commission.

Donc, si vous comptez faire des observations écrites, il est essentiel que vous les rédigiez en termes simples et concis. Bien écrire n'est pas facile, et il est plus difficile d'être bref qu'étoffé.

Blaise Pascal a bien illustré cette réalité lorsqu'il a écrit, en 1656 : « Je n'ai fait celle€‘ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte6. »

Des observations mal écrites nuiront à votre argumentation. Vous devez donc revoir vos observations jusqu'à ce qu'elles soient à la fois claires et simples.

Prenez le temps et donnez€‘vous la peine d'écrire mieux, et vous plaiderez mieux. Vous devez vous mettre à la place du membre de la Commission et vous demander en quoi consiste l'affaire au juste, de quoi il est question et comment vous pouvez aider la Commission à rendre la meilleure décision. De toute évidence, vous devez comprendre l'affaire avant de pouvoir la présenter de façon cohérente, que ce soit par écrit ou oralement à l'audience. Si vous ne savez pas où vous voulez aller, vous risquez d'emprunter nombre de voies secondaires et de détours pour vous rendre à votre destination. Cela nuira toutefois à l'efficacité de votre plaidoirie et compliquera la lecture pour le membre de la Commission.

Quatrième conseil : Recherchez la simplicité

Ayez l'air calme et confiant, utilisez un langage simple et clair et, si vous avez préparé des observations écrites, ne les lisez pas mot à mot... contrairement à ce que je suis en train de faire ici en faisant ma présentation!

Une déclaration introductive bien rédigée, présentée lentement et allant droit au but vous aidera, car elle donnera au membre de la Commission une idée de ce que vous entendez faire. Commencez votre plaidoirie en expliquant ce sur quoi l'affaire porte exactement et la raison pour laquelle votre position est la bonne. N'insistez pas sur des détails et des arguments sans importance, mais évitez tout autant de tomber dans la généralité. Arrivez à la Commission préparé, n'exagérez pas et reconnaissez vos lacunes. Connaissez le dossier et démontrez que le sujet n'a pas de secret pour vous.

En faisant un plaidoyer, vous permettez au membre de la Commission de se faire une opinion plus avisée de vous et de ce que vous plaidez. La façon dont vous lui exposerez vos arguments est importante. Tout comme dans le cas d'observations écrites, faites preuve de précision, d'équité et d'objectivité. Il est probable que vous comparaissiez souvent devant les mêmes membres de la CISR, qui, comme vous, sont affectés à une région. À long terme, votre réputation en matière de présentation des éléments de preuve et de plaidoiries équitables vous aidera et aidera aussi la Commission. Rien n'est plus utile pour un juge ou un membre de la Commission que de savoir qu'il peut compter sur un plaideur compétent pour lui présenter les faits avec exactitude et les principes juridiques avec clarté.

Cinquième conseil : N'oubliez pas d'utiliser l'expression « parce que »

À mon avis, dans un certain nombre d'affaires, la Commission arrive à des conclusions sur des questions de fait ou de droit sans analyse logique suffisante. Dans de tels cas, la Commission dira quelque chose du genre : « Après avoir examiné la preuve, nous sommes d'avis que X », au lieu d'affirmer quelque chose du genre : « Après avoir examiné la preuve, nous sommes d'avis que X parce que... », et d'expliquer ensuite les motifs pour lesquels certains éléments de preuve ont eu préséance sur d'autres, pour lesquels une conclusion possible a été exclue ou pour lesquels la Commission est arrivée à la conclusion à laquelle elle est arrivée.

Le problème que pose selon moi la première approche, lors d'un contrôle judiciaire, est que si aucune analyse n'a été menée quant à la raison pour laquelle la Commission est arrivée à la conclusion, il n'est pas toujours possible de conclure que le résultat est « raisonnable compte tenu de la preuve », soit le critère auquel il doit être satisfait. La plupart de ces situations pourraient être évitées en utilisant simplement l'expression « parce que ». « Nous sommes de cet avis parce que... »

Permettez€‘moi de suggérer que les agents d'audience pourraient nous aider à cet égard, ce qui contribuerait également à rendre leurs plaidoiries plus efficaces : utilisez l'expression « parce que » dans les plaidoyers et les observations écrites. Voici un exemple : « Le ministre est d'avis que le demandeur représente un danger pour le public parce que... » Si la Commission souscrit à votre position (et il va de soi que mes commentaires concernent autant les avocats du secteur privé), cela facilitera son travail et mènera plus probablement la Cour à conclure au terme du contrôle judiciaire que la décision de la Commission est « raisonnable compte tenu de la preuve ». Autrement dit, le lien entre les conclusions et la preuve est énoncé clairement plutôt que laissé à l'interprétation du juge lors du contrôle judiciaire.

Cependant, le processus de raisonnement explicite ne sert pas uniquement aux membres de la Commission et aux juges. Il vous force, puis il force le décideur, à vous pencher sur les motifs de l'affaire, puis sur la décision rendue. Voilà ce qui constitue l'objet même de la plaidoirie. Si le raisonnement suivi pour tirer une conclusion ne peut être exprimé en mots, il y a alors peut€‘être quelque chose qui cloche dans la conclusion.

Une sous‑question qui s'impose ici concerne l'évaluation de la crédibilité. Bien que l'importance de la crédibilité comme facteur décisionnel semble varier quelque peu entre les membres de la Commission, il s'agit manifestement d'une question fondamentale, et ce, peu importe que la Commission conclue en fin de compte que le demandeur et les témoins sont crédibles ou non. Quoi qu'il en soit, la conclusion joue un rôle capital dans le résultat final. La preuve est soit acceptée et citée à l'appui de la conclusion, soit rejetée. Et c'est pour cette raison qu'il est important de mener un processus d'évaluation et de raisonnement convenable. À cet égard, l'agent d'audience et l'avocat du secteur privé ont un rôle à jouer en présentant leurs observations sur la conclusion qu'il faut tirer et sur la raison pour laquelle il faut la tirer, ainsi que sur la preuve et sur le raisonnement qui justifient cette conclusion. « Le ministre soutient que le demandeur n'est pas crédible parce que... »

Vous pouvez rédiger de telles observations notamment lors de la préparation de l'audience, mais il est évidemment possible que de nombreux nouveaux éléments de preuve ne soient connus qu'à l'audience elle‑même. Il peut donc vous être difficile d'établir votre position pendant que la preuve et le cadre de l'affaire évoluent devant vous. C'est pour cette raison que la préparation est si importante : si vous ne connaissez que la moitié de l'affaire, il vous sera beaucoup plus difficile de vous adapter à mesure que de nouvelles pièces s'ajoutent pendant l'audience.

Voilà donc mes cinq conseils :

  • Faites preuve de franchise et d'honnêteté;
  • N'oubliez jamais les faits;
  • Accordez aux observations écrites l'importance qu'elles méritent;
  • Recherchez la simplicité;
  • N'oubliez pas d'utiliser l'expression « parce que ».

Il existe de nombreux autres facteurs tout aussi importants que ceux‑ci. Cependant, selon moi, si vous suivez bien ces cinq conseils au moment de vous présenter devant la CISR, vous serez en mesure de plaider plus efficacement et, par conséquent, d'aider la CISR et la Cour si l'affaire aboutit devant nous.

Conclusion

En fin de compte, il est important que nous nous rappelions que notre processus contradictoire crée, en un sens, des « gagnants » et des « perdants », que ce soit devant la CISR ou encore lors du contrôle judiciaire ou de l'appel.

Si le membre de la Commission arrive à une conclusion contraire à votre plaidoirie ou à votre évaluation de la preuve, vous pouvez avoir différentes réactions. Une de ces réactions nous vient de Paul Brown, ancien entraîneur des Browns de Cleveland, qui a déjà affirmé ceci : [TRADUCTION] « Lorsque vous gagnez, ne dites rien. Lorsque vous perdez, dites‑en encore moins. »

Plaider, ce n'est pas jouer au football, même si vous pouvez vous sentir « amoché » après une audience. Je vous dirais plutôt ceci : lorsque vous « perdez » une affaire où vous jugiez sincèrement que la position du ministre aurait dû être retenue, réunissez‑vous avec vos collègues et tentez d'en comprendre la raison. Votre approche à l'égard de la preuve était‑elle la bonne? Les questions de droit ont‑elles été bien saisies et présentées à la Commission? Peut‑être que les agents d'audience réfléchissent déjà à leur travail. C'est un des buts de cette séance nationale de formation : évaluer ce qui se fait bien et ce qui pourrait être amélioré.

Si vous arrivez à la conclusion que la décision rendue est déraisonnable compte tenu de la preuve, demandez alors à l'avocat du ministre de déposer une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

J'espère que ma présentation vous a été utile. Je vous encourage à devenir des plaideurs encore plus compétents et je vous remercie encore une fois de m'avoir offert l'occasion de vous adresser la parole.

Merci beaucoup. Thank you.


1 Vous pourrez vous procurer une copie de ma présentation en en faisant la demande à l'agent de liaison avec les médias de la Cour. De plus, ma présentation sera publiée sur le site Web de la Cour lorsqu'elle aura été traduite.

2 Les arrêts les plus récents sont, par exemple : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick,2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, Nor‑Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616, et Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160.

3 Citation attribuée à Me Kemp, c.r., par Theobald Mathew (1898‑1964).

4 Dans la décision Igbinosa c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1372, la Cour a fait remarquer que : « [...] la Section de l'immigration dispose d'une grande souplesse en ce qui a trait à la preuve dont elle peut tenir compte. Elle n'est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve et peut s'appuyer sur tous les éléments qu'elle juge crédibles ou dignes de foi en l'occurrence et fonder sur eux sa décision. » Il s'agit d'une question que la Commission tranche en fonction de chaque cas. Un agent d'audience dont la franchise est mise en doute risque de voir la Commission accorder moins de poids à ses déclarations et sera peut‑être contraint de présenter des témoins pour établir ce qu'il aurait pu autrement simplement énoncer comme un fait.

5 Harlan, John M., « What Part Does the Oral Argument Play in the Conduct of an Appeal? » (1955‑1956), 41 Cornell L.Q. 6.

6 Pascal, Blaise, Les Provinciales, 16e lettre, 4 décembre 1656.

Date de modification : 2019-09-26

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