Discours d’ouverture de la conférence virtuelle : Enacting Change: Your Seat at the Table

Présenté à la 9e conférence annuelle de la Fédération des juristes asiatiques-canadiens de la Colombie-Britannique (FACL-BC) sur Zoom.

L’honorable Shirzad Ahmed, le 27 novembre 2020.

Je suis honoré que l’on m’ait demandé de prononcer le discours d’ouverture de cette édition de la conférence de la Fédération des juristes asiatiques-canadiens. Bien que l’on m’ait suggéré d’aborder des thèmes comme « comment défendre ses propres intérêts » ou de vous parler de ma propre expérience de réfugié et d’avocat et juge racisé, je préfère consacrer mon temps de parole directement à l’instauration du changement – le thème de la conférence cette année. Selon moi, défendre ses propres intérêts ne permet bien souvent pas de faire évoluer le système plus largement, puisque l’action est limitée à la situation personnelle d’un individu. Par ailleurs, je considère que mon expérience en tant que réfugié et avocat racisé, bien qu’elle soit unique, n’a sans doute rien d’extraordinaire pour ceux d’entre vous qui s’identifient eux-mêmes comme des avocats racisés, de nouveaux arrivants au Canada, des Canadiens de première génération ou des réfugiés.

La plupart d’entre vous ont donc déjà parfaitement conscience du racisme, de la xénophobie et de la discrimination qui imprègnent notre société, y compris au sein de la profession juridique. Vous en avez probablement fait l’expérience par vous-même, d’une manière très personnelle. Si ce n’est pas le cas, une introspection peut vous révéler les divers privilèges qui vous ont épargné les pires injustices. En effet, votre permis d’exercice du droit peut, en lui-même, constituer un puissant bouclier que n’ont pas vos collègues racisés – personnel des tribunaux, adjoints judiciaires, auxiliaires juridiques, stagiaires, parajuristes et autres membres du personnel de soutien.

On évoque trop souvent le « racisme au sein de la profession juridique » comme un euphémisme pour désigner le « racisme subi par les avocats racisés » comme si nous étions les seuls membres de la « profession » à en faire les frais. Cela doit cesser et, de mon point de vue, nous devons tenir un discours beaucoup plus inclusif, intégrant l’ensemble des personnes avec lesquelles nous travaillons et interagissons au quotidien.

Cela étant dit, permettez-moi de revenir au thème de la conférence de cette année, « Enacting Change: Your Seat at the Table », autrement dit votre participation en tant qu’agent du changement. Ce thème m’évoque deux questions principales : voyons d’abord, quel changement instaurer? 

Il est évident que le visage de la profession juridique canadienne a évolué au fil du temps. Les femmes, les personnes racisées, les Noirs, les Autochtones et les LGBTI+ y sont plus représentés et visibles que par le passé. Alors quel changement estimons-nous nécessaire et comment le provoquer?

La réponse la plus simple à cette question est sans doute « l’accès à la justice ». Une notion en vogue depuis un certain temps, fréquemment évoquée par l’ancien juge en chef de la Cour suprême du Canada, l’Association du Barreau canadien, le monde politique, les activistes et, bien sûr, les avocats. Nous savons qu’il s’agit du principal défi du système juridique, pourtant je vous encourage à ne pas envisager cette question comme un problème à résoudre, mais comme un parcours vers des horizons sans fin, durant lequel nous nous efforçons collectivement d’améliorer l’accès à la juste au sens le plus large et le plus global.

Alors, en tant qu’avocats, que pouvez-vous faire pour améliorer l’accès à la justice?

Avant ma nomination à la Cour fédérale, j’ai exercé uniquement dans les domaines de l’immigration, de l’asile, des droits de la personne et des libertés civiles. Dont certains diraient « un vrai bon samaritain », toujours du bon côté. Ne vous y trompez pas, je suis fier du travail que j’ai accompli et des clients dont je me suis occupé, qui m’ont confié des affaires mettant en jeu la vie ou la mort, la liberté ou la réclusion, un avenir radieux ou très sombre. Mais je n’ai jamais compris pourquoi les personnes qui exercent dans ces domaines du droit devraient être les seules à pouvoir revendiquer un travail important et socialement progressiste. Chaque jour amène de nouvelles occasions de mettre nos connaissances juridiques et nos ressources au profit d’autrui, que vous travailliez dans le domaine du droit carcéral ou du droit des sociétés. Mais combien de fois utilisons-nous nos compétences et l’immense privilège que représente un permis d’exercice du droit au profit des moins fortunés?

Je crains que la réponse ne soit « bien trop peu ». Au minimum, nous pouvons choisir des affaires à titre gracieux pour aider les membres de nos communautés qui cherchent à avoir accès à la justice. Il serait même encore mieux de repousser les limites au sein de notre cabinet ou de notre entreprise, afin d’inscrire la justice sociale dans sa culture. Idéalement, nous pouvons orchestrer nos efforts pour promouvoir un changement systémique en nous impliquant dans la défense des politiques, la réforme du droit et les litiges stratégiques. D’ailleurs, la Fédération des avocats asiatiques-canadiens donne le bon exemple en termes d’implication dans des litiges stratégiques, comme lors de sa récente intervention dans l’affaire Chouhan devant la Cour suprême du Canada au sujet des récusations péremptoires. Il y a quelques semaines, la Fédération a mis en contexte pour la plus haute juridiction du pays les conséquences de l’abolition des récusations péremptoires pour les accusés racisés dans le cadre de procédures pénales avec jury. C’est un travail important. Il doit être salué et encouragé.

De la même manière, il convient de ne pas sous-estimer le pouvoir de la parole comme agent du changement. En tant qu’avocats, vous êtes particulièrement bien placés pour comprendre le système judiciaire. Qu’est-ce qui fonctionne? Qu’est-ce qui ne fonctionne pas? Quelles inégalités le système produit-il? Comment pouvons-nous y remédier? Nous devrions tous nous renseigner sur ces questions et vous devriez être prêts à en parler – pas uniquement entre avocats, mais peut-être surtout avec les membres de nos communautés moins biens familiarisés avec le système judiciaire, y compris nos amis, les membres de notre famille, de nos groupes sociaux, de nos clubs de sport et les jeunes. Vous pouvez faire grand état de ces problèmes et proposer des solutions parce que, honnêtement, nous ne sommes pas capables d’y remédier seuls. De telles conversations pourraient même nous permettre de découvrir comment notre système judiciaire est perçu et les fausses idées qui lui sont associées.

J’emploie très volontairement le « nous » ici, parce que je pense que ce travail – à savoir parler de l’accès à la justice – devrait inclure les juges. Certains s’inquiètent du rôle que jouent les juges et font valoir que nous devrions rester à notre place, en évitant de faire des discours, de donner des entrevues et de nous engager dans le débat public sur de tels sujets – peut-être un peu comme je suis en train de le faire maintenant. Je ne partage pas ce point de vue, et ce, pour deux raisons. Premièrement, cette opinion suggère que le positivisme juridique est la seule philosophie ayant sa place dans les débats. Que cela vous plaise ou non, il existe d’autres philosophies et personne n’a le monopole du « vrai » ou du « faux » à cet égard. Deuxièmement, cette vision des choses renforce l’évidente fiction juridique selon laquelle les juges sont des automates qui se contentent d’appliquer la loi d’une manière scientifique et froide. N’en déduisez pas que je préconise de rejeter l’importance que les juges fassent preuve d’objectivité et d’impartialité dans l’exercice de leurs fonctions. Mais dans ce domaine, la pureté absolue est, au mieux, un objectif que nous poursuivons encore. Hélas! Nous, les juges, sommes des êtres humains comme les autres : nous saignons de nos blessures et nous avons des réflexions, des opinions, des philosophies divergentes et, oui, nous avons nos fragilités, comme tout autre humain. Nous sommes le produit de nos expériences, comme tout un chacun. Selon moi, la place d’un juge n’est pas en marge de la place publique ni au-dessus de la mêlée, mais au cœur des débats, au même titre que les autres.

Quoi que vous fassiez de ces modestes suggestions pour provoquer le changement – que vous agissiez auprès de votre cabinet ou employeur ou que vous vous engagiez dans des litiges stratégiques, etc., une chose est sûre : le temps d’élaborer des théories sur « l’accès à la justice » est révolu, nous devons commencer à agir. S’il n’a malheureusement pas d’équivalent en anglais, le concept grec ancien de praxis est ici pertinent. La praxis est la notion selon laquelle la théorie et la pratique devraient être réunies ; on peut résumer ce concept en disant qu’agir sans réfléchir, c’est agir aveuglément, mais que réfléchir sans agir, c’est être impuissant. Ce n’est selon moi que grâce à la praxis que nous pourrons significativement avancer dans notre cheminement collectif vers l’amélioration de l’accès à la justice.

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La seconde partie du thème de la conférence de cette année renvoie à votre participation. Comme je l’ai suggéré au début de mon intervention, promouvoir votre propre participation contredit largement l’idée d’un changement pour quiconque à part vous. J’ajouterais que la vision ainsi proposée va à l’encontre de l’importance de la communauté, tenue en si haute estime dans nombre de cultures non occidentales, qui équilibrent bien commun et bien individuel, et même privilégie le premier. En réalité, cette nette dichotomie entre l’individu et la communauté est expressément rejetée par nombre de cultures et de philosophies, selon l’idée très sage que nos propres intérêts sont, au bout du compte, intimement liés à ceux de notre communauté locale, voire – de plus en plus semble-t-il – mondiale. Il y a sûrement une grande sagesse dans votre propre famille et vos traditions, sur laquelle je vous encourage à vous baser et que je vous incite à utiliser dans vos fonctions d’avocat. La compétence culturelle dans la fourniture des services juridiques ne tient pas seulement au fait de savoir parler, lire et écrire une autre langue ; il s’agit aussi de valoriser et de comprendre que le public que nous servons est diversifié, et que nous devons donc nous adapter aux clients.

Dans cet esprit, je vous encourage à réfléchir à la forme que prend « votre » participation et à la façon dont vous pouvez la défendre? La magistrature a désespérément besoin de changement. Si la diversité s’est imposée au sein du barreau, il n’en est pas de même parmi les juges. Comme vous le savez tous déjà, cet enjeu a été souligné dans ma propre cour récemment, puisque certaines organisations ont réclamé que les postes vacants à la Cour fédérale soient attribués à des juges noirs, autochtones et de couleur. Par la suite, le ministre de la Justice a rapidement convoqué une assemblée pour traiter de la « Diversité à la magistrature ». Reste à déterminer quelles seront les conséquences de ces changements, mais la prise de conscience et la reconnaissance du problème constituent certainement la première étape. Elles ne sont toutefois que cela – une première étape. Rappelez-vous la praxis : nous ne pouvons pas nous contenter de conceptualiser les possibilités qu’une cour diversifiée ouvrirait.

Cependant, si presque personne ne contesterait que le Canada a besoin de cours qui sont un reflet plus juste de la diversité de notre société, je suis sceptique quant au fait qu’une plus grande diversité dans la magistrature garantira forcément et systématiquement l’insaisissable « accès à la justice » mentionné précédemment. Renforcer la diversité des visages – à grand renfort de chiffres et de statistiques – n’aboutira pas nécessairement à un changement. La diversité dans le processus décisionnel nécessite aussi une diversité dans la réflexion sur le droit, dans son interprétation et, surtout, dans la notion de justice elle-même. Les juges nommés à la cour qui n’auront qu’une physionomie différente mais n’insuffleront pas leur expérience personnelle et communautaire dans le processus de délibération ont peu de chance de faire une vraie différence dans la lutte contre les inégalités qui existent actuellement dans le système judiciaire. En résumé, la « diversité » est une condition préalable nécessaire – mais pas suffisante – à l’instauration d’une plus grande équité dans notre système juridique.

L’inverse n’est pas vrai non plus. Il n’est pas nécessaire qu’un juge soit membre d’un groupe en quête d’équité pour garantir un accès à la justice. Dans de nombreuses cours, des juges, bien qu’ils n’appartiennent pas à des groupes en quête d’équité, se sont efforcés de faire progresser la cause de la justice pour ces groupes au moyen d’un raisonnement juridique indépendant et compassionnel. Ils ne vivent pas dans la crainte d’être contredits en appel et ils sont résolus à interpréter et à appliquer la loi de manière à rendre justice tout en respectant les règles de droit. Ainsi, de mon point de vue, l’objectif devrait être une cour non seulement représentative de la diversité canadienne mais aussi capable de rendre des décisions éclairées par cette diversité.

Alors, devons-nous promouvoir nous-mêmes « notre » participation – dans l’exemple que j’ai choisi, au sein de la cour? Absolument. Mais cela sera une victoire à la Pyrrhus si les juges ainsi nommés n’utilisent pas leur expérience et n’exercent pas leur indépendance pour rendre vraiment justice à ceux qui comparaissent devant eux.

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J’espère que mes remarques auront suscité des réflexions intéressantes et qu’elles vous serviront tout au long du programme de la conférence. Je vous remercie de votre temps et de votre attention et je vous souhaite une excellente conférence.

 

Date de modification : 2021-11-10

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