Discours sur le courage judiciaire prononcé lors de l’Assemblée annuelle conjointe de la Cour suprême et de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse

 

par le juge Luc Martineau

à White-Point (Nouvelle-Écosse)

le 12 octobre 2018

Tout d’abord, je tiens à remercier et à saluer le juge en chef de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, Michael McDonald, le juge en chef de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, Joseph Kennedy, Elizabeth Van den Eynden qui m’a invité à l’Assemblée annuelle conjointe de la Cour suprême et de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, ainsi que le juge Jamie Saunders, un juge surnuméraire que j’ai eu le plaisir de rencontrer l’an dernier à Toronto dans le cadre d’un programme conjoint de l’INM et de l’ICAJ. Jamie nous a expliqué comment il a pu composer avec divers éléments de pression et de difficultés au cours de sa longue carrière judiciaire, que vous connaissez tous très bien.

Généralement, un juge siège pendant 10 à 25 ans. Plus de 16 ans se sont écoulés depuis ma nomination en 2002. J’avais alors 47 ans, un âge relativement jeune pour accéder à une fonction aussi importante. À mes débuts en tant que juge, William Andrew Mackay, qui nous a quittés en 2013, était l’un de mes modèles. Beaucoup d’entre vous le connaissent peut-être, du moins de réputation. Avant sa nomination, Andy a enseigné le droit à l’Université Dalhousie pendant plus de 25 ans; il a assumé la fonction de doyen, puis il a présidé la Commission des droits de la personne de la Nouvelle-Écosse. Si, aujourd’hui, à 63 ans, je vous parle d’Andy, c’est parce qu’il était à mes yeux l’archétype du juge. C’était un parfait gentleman. Il avait le don de bien communiquer avec les gens. Il savait s’exprimer de façon à être compris de tous. Il était bienveillant, patient et digne. Il ne craignait pas que ses décisions soient infirmées. Pour Andy, tous les dossiers étaient importants. Il n’oubliait jamais de se servir du principal outil d’un bon juge : le bon sens. Mais, au delà de tout cela, il a su servir la justice de façon désintéressée. Il n’était pas en quête de reconnaissance ou de prestige. Et surtout, il habité d’un sens du devoir et d’une grande bienveillance pour les personnes plus humbles. Il représentait la vertu à son état le plus pur.

Cela m’amène à la raison pour laquelle j’ai été invité à votre assemblée annuelle.

Je suppose que certains d’entre vous ont déjà lu mon article sur le courage judiciaire (L’honorable Luc Martineau, « Does Judicial Courage Exist, and if so, is it Necessary in a Democracy? » (Le courage judiciaire existe-t-il et, dans l’affirmative est-il essentiel à la démocratie?), (2018) 8:2 en ligne : UWO J Leg Stud 6 https://ojs.lib.uwo.ca/index.php/uwojls/article/view/5733). Comme il s’agit d’un essai, il n’est pas facile de résumer mon parcours le long de la voie de la justice en seulement 45 minutes. Chaque carrière judiciaire est différente, et nous ne faisons pas nécessairement face aux mêmes défis. En tant que juge de la Cour fédérale, je consacre 80 % de mon temps au contrôle judiciaire. Les juges des cours supérieures provinciales passent la majorité de leur temps à s’occuper d’affaires civiles et criminelles. Je ne suis pas ici pour vous vendre quelque produit que ce soit ou pour vous apprendre à utiliser une compétence particulière. Il n’existe pas de formule brevetée pour l'art de rendre jugement. Ce discours se veut plutôt personnel et ma conclusion générale est simple : nous devons rester fidèles à nous-mêmes en tant que juges. Et oui, je vais parler de courage. Mais je dois d’abord avouer qu’après l’excitation de mes premières années à la magistrature, il est arrivé un moment que je qualifierais de « maturité judiciaire ». Il ne s’agit ni de désillusion ni de nostalgie. C’est ce sentiment de responsabilité. Il va de pair avec notre immense pouvoir. Un pouvoir qui est, en effet, terrifiant. Après tout, nos jugements auront une incidence profonde sur la vie des gens qui se présentent devant nous. La responsabilité n’a rien à voir avec la culpabilité – avec le bien ou le mal. Cela a plus à voir avec le sens de la justice et la raison pour laquelle nous voulions être juges en premier lieu. Autrement dit, sommes-nous toujours fidèles à nous-mêmes et à notre idéal de justice dans ce système imparfait?

Le courage judiciaire existe-t-il et, dans l’affirmative, est-ce quelque chose à valoriser dans une société libre et démocratique?

J’ai posé cette question à bon nombre de mes collègues. Leurs opinions divergent sur la fonction créative du droit judiciaire et sur le rôle de la magistrature dans une démocratie. De plus, la notion d’indépendance judiciaire est confondue avec la notion de courage judiciaire, ou intégrée à cette dernière.

D’une part, certains de mes collègues ont remis en question l’existence même d’un concept que l’on pourrait nommer « courage judiciaire ». Et plus encore, le bien-fondé de l’utilisation même de cette expression. Il n’y a pas de juges courageux, seulement des juges qui remplissent leur devoir judiciaire, qui est de rendre justice, ni plus ni moins. Le rôle du juge n’est pas de légiférer. Le juge se contente d’énoncer la loi. Dans les pays où il n’y a pas de garantie d’indépendance, les juges doivent faire preuve de courage. C’est différent au Canada et aux États-Unis. En principe, les juges doivent s’abstenir de s’ingérer dans les choix faits par les acteurs politiques sous prétexte de déterminer la constitutionnalité ou la légalité d’une loi ou d’un règlement. Ces collègues ont critiqué diverses décisions rendues par la Cour suprême dans certaines affaires très médiatisées dont il n’est pas nécessaire de faire mention aujourd’hui. L’activisme judiciaire est répréhensible. La retenue judiciaire est la norme. J’appelle cela l’approche conservatrice fondée sur le devoir à l’art de juger. Celle-ci est davantage axée sur les règles. C’est la fourche de droite.

D’autre part, beaucoup d’autres collègues n’ont pas remis en question l’existence du courage judiciaire. Ils m’ont même donné des exemples de situations où ils pensaient avoir agi avec courage. Certains collègues ont été assez francs pour laisser entendre que cela aurait pu nuire à leurs chances d’être promus à l’échelon supérieur. Mais tous considèrent l’intégrité comme la plus importante des vertus : celle qui garantit leur impartialité et leur indépendance. Une fois qu’un juge a pris sa décision, il doit avoir le courage de la rendre, même si elle est impopulaire. Les lois du pays doivent être interprétées de façon libérale et dynamique. En réglant chaque ensemble de faits dont il est saisi, le juge façonne et guide sans aucun doute le droit. En pratique, le juge doit être sensible aux valeurs contradictoires en jeu et veiller à ce que les minorités ne soient pas opprimées. La fonction de la Cour de procéder au contrôle judiciaire de l’action de l’État comporte en soi un certain interventionnisme. En effet, la Cour suprême du Canada a, à juste titre, forcé des législateurs et des gouvernements à modifier des lois ou des règlements existants qui allaient à l’encontre de la Constitution ou de la primauté du droit. J’appelle cela l’approche libérale fondée sur la vertu à l’art de juger. Cette approche est davantage axée sur les valeurs. C’est la fourche de gauche.

Une question de vocabulaire approprié

Dans mon essai, je propose une redéfinition – mieux une réconciliation – de la retenue judiciaire et de l’activisme judiciaire. À mon avis, il ne devrait pas y avoir de fourches à droite et à gauche. Il ne s’agit pas de choisir entre le bien et le mal : la retenue judiciaire ou l’activisme judiciaire. La justice se situe quelque part au milieu. On peut emprunter de nombreuses voies avant de parvenir à destination. Dans certains cas, il faut intervenir. Dans d’autres cas, il convient de faire preuve de retenue judiciaire.

À mon avis, la notion de courage judiciaire décrit mieux la réalité complexe de l’intervention judiciaire. Celle-ci est loin d’être unidimensionnelle : la vertu et le devoir sont étroitement liés et peuvent même entrer en conflit. L’indépendance judiciaire est une pierre angulaire de la primauté du droit et repose sur l’engagement du savant juge à faire ce qui s’impose. Autrement dit, les juges courageux appliquent consciencieusement les lois en vigueur, tels qu’ils en conçoivent l’objet ou la portée véritable, et sans égard à la popularité de leurs décisions auprès de leurs contemporains et du grand public.

Le courage est un devoir auquel on ne peut se soustraire et qui répond aux attentes individuelles et collectives de toute société liée par la primauté du droit.

L’an dernier, le juge Saunders et moi avons eu de merveilleux échanges au sujet du conflit intérieur auquel un juge est confronté lorsque la primauté du droit et la justice s’opposent. Le chef-d’œuvre de Herman Melville, Billy Budd, marin, a captivé notre intérêt [titre original : Billy Budd, Sailor : An inside narrative (Broadview Editions, Peterborough (Ontario), 2016)]. Pour ceux qui n’ont pas lu le roman de Melville – l’auteur de Moby Dick – Billy Budd n’est pas seulement un récit sur la vie en mer à la fin du XVIIIe siècle; c’est aussi un conte philosophique sur la justice et ses limites.

Billy Budd, âgé de 21 ans, est gabier de misaine. Il est forcé de quitter Les Droits de l’homme, un navire marchand britannique, pour servir à bord du H.M.S. Indomptable, un navire de la Marine royale de soixante-quatorze canons qui s’en va affronter la Marine française.

Claggart, le maître d’armes, déteste tout le monde. Il est profondément méchant. Budd est franc et innocent, ce que Claggart ne peut supporter. Il accuse faussement Billy de comploter une mutinerie. Billy est convoqué dans la cabine du capitaine Vere pour confronter son accusateur. Sous le coup de l’émotion, Billy arrive à peine s’exprimer. Il frappe alors Claggart et le tue sans le vouloir.

Billy essaie de s’expliquer aux officiers qui le jugent en cour martiale :

[TRADUCTION]

« Non, il n’y a eu aucune mauvaise intention à l’encontre du maître d’armes. Je regrette qu’il soit mort. Si j’avais su délier ma langue, je ne l’aurais pas frappé. Mais il a proféré un grossier mensonge à mon égard, en ma présence et celle de mon capitaine, je me devais de dire quelque chose, mais j’ai seulement su m’exprimer par un coup, que Dieu me garde! » (Page 110)

Mais pour le capitaine Vere, frapper un officier est, selon le code de justice militaire, un crime passible de la peine capitale. [TRADUCTION]

Il n’y a pas de place pour la clémence ou l’atténuation de la peine de mort : « Nous avons prêté le serment de nous acquitter de la responsabilité de respecter et faire appliquer la loi, même si elle peut sembler impitoyable dans certains cas. » (Page 114)

Les juristes sont formés de façon à respecter la primauté du droit. On s’attend à ce que les juges respectent la primauté du droit, quelles que soient les circonstances. C’est d’ailleurs leur devoir. De nos jours, une cour martiale condamnerait-elle Billy à mort? Je vous laisse en décider...

Le courage est aussi une vertu qui place l’individu au centre de tout système social qui favorise l’administration de la justice au moyen d’un pouvoir judiciaire indépendant

Je préfère parler de vertus plutôt que de règles. Les vertus ont une connotation positive. Elles revêtent un caractère volontaire et font confiance à l’individu. Les règles ont une connotation négative. Elles revêtent un caractère contraignant et ne font pas confiance à l’individu.

Pour moi, tout cela se résume à une simple question : quels sont les traits de caractère et les aptitudes morales nécessaires pour être un bon juge?

Il n’y a pas de garantie de justice, sauf dans la personnalité du juge. Parlant de courage comme d’une vertu : c’est une inclination de l’âme. C’est une bonne attitude et une bonne posture à avoir dans la vie. Comme tout être vivant, le juge doit reconnaître et affronter la peur. Le juge qui a maîtrisé sa peur pourra se lever et faire ce qui s’impose.

Et lorsque la loi et la justice sont irréconciliables, c’est d’avoir le courage de démissionner, si c’est nécessaire.

Comme Thomas More, qui a résisté à Henri VIII et démissionné de sa charge de chancelier du roi d’Angleterre.

Comme le juge français Paul Didier, qui, pendant l’occupation de la France par l’Allemagne, a refusé publiquement de prêter serment au chef d’État, le maréchal Pétain.

Comme la juge américaine Lois Forer, de la Cour suprême de la Pennsylvanie. Elle avait préféré démissionner plutôt que d’aller à l’encontre d’une ordonnance d’appel visant à condamner de nouveau un contrevenant à la peine minimale prévue par la loi, alors que le contrevenant avait déjà purgé sa peine et qu’il était évidemment réhabilité.

Le courage est aussi une position de principe. C’est l’engagement moral d’accepter les conséquences de nos actes. Cela dit, la témérité judiciaire n’est pas du courage.

Le courage, c’est agir dans l’immédiat. C’est faire face à la réalité. Ce n’est pas de chercher une solution facile pour régler une affaire. Ce n’est pas de l’aveuglement volontaire. C’est aussi de respecter les parties. Ce n’est pas d’échapper à son rôle d’arbitre neutre et impartial. Ce n’est pas d’omettre de tenir compte des éléments de preuve pertinents, mais bien de découvrir la vérité, de révéler qui a menti, qui a fait preuve de transparence et là où la preuve est contradictoire. C’est d’être capable de faire fi des insultes et d’accepter la critique avec humilité.

C’est une question d’intégrité. C’est être responsable. C’est d’avoir le plus grand respect pour la loi, mais aussi de savoir que dans les cas qui nécessitent un certain degré de discrétion judiciaire, l’équité fera toujours partie de l’équation. Autrement dit, un bon juge rendra toujours une décision qui est conforme en droit et en principe à ce qui est juste afin de parvenir à un résultat qui le soit tout autant.

Être fidèle à soi-même, tout en maîtrisant l’art de juger, peut être un sport extrême!

Le courage consiste essentiellement à s’exposer sciemment à de graves préjudices en faisant ou en disant quelque chose que l’on croit fermement être « juste ». La gravité de ces préjudices pour le juge varie énormément d’un cas à l’autre. En effet, les juges des régimes dictatoriaux ont été menacés de destitution, d’arrestation, d’emprisonnement, de torture ou de mort pour avoir rendu une décision qui déplaît aux autorités. Dans ces circonstances, faire son travail avec intégrité est courageux. Ça ne veut pas dire, cependant, que les juges sont entièrement à l’abri de toute menace de violence et de tout mauvais traitement motivé par la haine dans les pays démocratiques.

Le langage est un puissant instrument de communication qui ne connaît aucune frontière et qui façonne le monde. Au fur et à mesure que les médias sociaux prennent de l’ampleur, la raison devient éclipsée par l’opinion, la vérité par des faits alternatifs et la réalité par le vocabulaire. Ces notions sont toutes étrangères aux tribunaux. De nos jours, la neutralité judicieuse ne semble pas avoir sa place. Les qualificatifs « activiste », « réactionnaire », « libéral » et « conservateur » contaminent le discours public et sont utilisés à souhait par les uns et les autres. Dans une Amérique polarisée, la justice est devenue un sport extrême où la magistrature subit un procès. De prétendus experts et commentateurs de tout acabit font allègrement usage d’un langage partisan qui marque de façon indélébile les juges courageux qui ont été appelés à faire respecter la loi ou à déterminer si celle-ci est constitutionnelle.

À titre d’exemple pour mieux illustrer ce point, rappelez-vous le tollé qui a suivi la décision rendue en 1999 par le juge Duncan W. Shaw dans R. c. Sharpe, 22 CR (5 th) 129, 169 DLR (4 th) 536, 1999 CanLII 6380 (BCSC). Il a déclaré Robin Sharpe non coupable de possession de pornographie juvénile au motif que les dispositions visées du Code criminel étaient inconstitutionnelles en raison de leur portée excessive. Ce jugement a été confirmé en appel (1999 BCCA 416) avant d’être infirmé par la Cour suprême du Canada, qui a d’ailleurs souligné que le juge Shaw « a eu le courage de conclure à l’inconstitutionnalité du par. 163.1(4) » (2001 CSC 2, [2001] 1 RCS 45, au par. 13). Cependant, démontrant une certaine forme de réalisme judiciaire, la Cour suprême a néanmoins choisi « d’intégrer par interprétation » les exceptions qui ont permis aux dispositions contestées du Code criminel de résister à la contestation constitutionnelle malgré leurs défauts apparents. On peut se demander si ce pouvoir extraordinaire d’interprétation peut également être exercé à la volonté des juges de première instance.

Quoi qu’il en soit, le juge Shaw a été caricaturé dans les journaux locaux et s’est vu donner le fameux surnom de [TRADUCTION] « Monsieur le juge Tête de nœud » par un animateur de radio. Il a été convoqué à la radio pour expliquer son jugement aux auditeurs outrés. La police a dû assurer la garde de sa résidence. Malgré les critiques à son égard et les expériences pénibles que lui et sa famille ont vécues, le juge Shaw a continué de faire valoir le droit du public de critiquer les décisions des tribunaux [TRADUCTION] : « Nous sommes une société forte en raison de la liberté d’expression, même lorsque nous sommes mal informés. » (Duncan W. Shaw, Child Pornography and the media : R. v. Sharpe, dans Dialogues sur la justice : le public, le législateur, les tribunaux et les médias (Thémis, 2002, à la p. 103).

Je vous le dis aujourd’hui. Même si la situation au Canada ne se compare peut-être pas à celle des États-Unis, la vie quotidienne d’un juge s’apparente de plus en plus à un sport extrême. De plus, qui, de nos jours, souhaite devenir persona non grata à l’ère des médias sociaux?

Il n’est pas nécessaire de répéter que le contrôle judiciaire de l’action gouvernementale et législative est constitutionnellement garanti. C’est le meilleur moyen d’assurer le maintien de l’État de droit sans effusion de violence. La transparence du processus judiciaire est soutenue par des motifs convaincants et articulés. L’existence d’un droit d’appel permet de remédier aux erreurs de faits ou de droit. On nous dit aujourd’hui que les démocraties sont en crise. En théorie, la séparation des pouvoirs devrait constituer une protection suffisante contre l’autoritarisme. L’histoire nous enseigne toutefois que la réalité est autre. Après tout, Hitler est le produit d’une démocratie. La primauté du droit ne peut empêcher que de tels écarts se reproduisent, à moins que la culture judiciaire ne soit imprégnée d’un ensemble de valeurs fortes.

Les détracteurs d’une magistrature forte peuvent considérer le courage comme un analogue à ce qu’ils qualifieraient d’activisme ou d’interventionnisme judiciaire, c’est-à-dire une cour qui fait ses propres lois, tout en faisant fi de la forêt qui s’étend bien au-delà des arbres. Ces craintes sont peut-être compréhensibles, bien qu’elles ne reconnaissent pas ce qu’est réellement le courage judiciaire. Un juge qui invalide une loi (ou la maintient) en succombant à la pression n’agit pas avec courage, car le courage judiciaire n’est vraiment vertueux que lorsqu’il est apparié à l’intégrité et à l’impartialité judiciaires.

En effet, la force de la magistrature, en tant qu’institution, ne va pas plus loin que la volonté de ses juges de se protéger de ceux qui tentent de les transformer en marionnettes et de tirer leurs ficelles, ou en moutons pour les amener là où ils le veulent. La question n’est pas de savoir si nous devrions faire confiance à la magistrature. Voulons-nous plutôt changer le paradigme actuel et accepter que la justice est désormais une marchandise à rationner lorsque les libertés fondamentales et les droits démocratiques sont menacés?

Combien de cas dans le passé étaient fondés sur de fausses hypothèses : les personnes noires sont inférieures; les femmes et les enfants ne sont pas des personnes; les animaux n’ont pas de sentiments, etc.? Lorsqu’un précédent perpétue l’oppression, le juge a le pouvoir moral de ne pas le suivre. Tout ce qui est présenté comme une vérité devrait être examiné avant qu’un juge ne l’accepte aveuglément. Ce sont les nécessités imposées par les valeurs démocratiques que nous chérissons qui donnent vie au droit et à son langage et qui leur confèrent leur sens véritable. Le droit constitutionnel canadien n’est pas le fruit d’une idéologie. La Constitution ne serait pas « l’arbre vivant » que nous connaissons sans la reconnaissance judiciaire de la dignité humaine et la foi dans les institutions démocratiques. Dans ce domaine, les tribunaux ont joué un rôle historique et courageux qui a contribué au renforcement de la justice dans la dignité.

Cela dit, dans tout dialogue entre le judiciaire et l’exécutif, ou entre le judiciaire et le législatif, chacun doit connaître sa place et respecter l’autre.

Je terminerai mon discours par cette fable d’Ésope, qui vivait en Grèce antique.

Un homme et un lion voyageaient ensemble, et disputaient, chemin faisant, sur les avantages de leur espèce. Au fort de la dispute, ils aperçurent un bas-relief qui représentait Hercule étouffant un lion. « Tu vois bien comme nous sommes plus fort que vous », dit l’homme.

Le lion interrompt l’homme et lui répond : « Si les lions savaient sculpter, tu verrais beaucoup d’hommes sous la patte du lion.

L’homme continue à vanter la supériorité de ses semblables. Le lion se jette alors sur l’homme et le met en morceaux : « Tu vois bien maintenant, lequel est le plus fort de l’homme ou du lion. »

En somme, nous, les humains, ne devrions jamais perdre de vue ce que nous sommes en premier lieu : une espèce dotée de raison qui a choisi d’être régie par la loi.

Qui, de l’homme ou du lion, est le plus fort?

Je vous laisse décider.

Merci de votre attention.

L’honorable Luc Martineau

Date de modification : 2019-07-12

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