La Cour fédérale et la sécurité nationale

 

Discours-programme par l'honorable Allan Lutfy

Juge en chef de la Cour fédérale

Au séminaire international

« La responsabilisation de la sécurité nationale : Perspectives internationales sur l'examen et la surveillance des

renseignements »

The Norman Paterson School of International Affairs

18 mai 2005

Ottawa (Canada)

 

Merci Gary (M. Filmon). Je voudrais aussi remercier le professeur Martin Rudner, à qui nous devons l'organisation de cette conférence, et à qui je dois l'occasion que j'ai de m'exprimer ce matin. C'est un honneur que vous faites à la Cour fédérale en nous invitant à cette assemblée, et de cela je vous suis également reconnaissant.

Faire qu'il soit rendu compte des dispositifs garantissant la sécurité nationale : voilà le sujet de ce colloque international. Mon point de vue est celui d'un juge qui intervient dans ce processus, soucieux à la fois des droits de la personne et de la sécurité nationale.

Je vous parlerai aujourd'hui des droits de la personne et de la sécurité nationale, ainsi que du rôle de la Cour fédérale dans les moyens que prend le Canada pour accroître sa protection contre les menaces terroristes, tout en préservant nos libertés civiles durement acquises.

Mais avant cela, je voudrais rendre hommage au rôle insigne du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité dans la réalisation d'un juste équilibre entre la sécurité et la liberté au Canada.

En 1977, au milieu de révélations clandestines et de procédés suspects, le gouvernement avait établi la commission d'enquête sur les activités de la Gendarmerie royale du Canada en matière de sécurité. Son président était feu l'honorable David C. McDonald. Les témoignages produits publiquement durant les travaux de la Commission McDonald avaient passablement accru la défiance du public envers les services canadiens de renseignement tout en suscitant un vif débat sur les pouvoirs d'inquisition dont nos organismes de renseignement devraient être investis. Comme cela arrive le plus souvent lorsque sont lancées de nouvelles mesures, c'est dans le sillage du climat ainsi instauré que le Parlement avait institué un service de sécurité distinct, le Service canadien du renseignement de sécurité, ainsi que le Comité de surveillance.

Rares sont ceux, en dehors du gouvernement, qui pouvaient imaginer que le CSARS ou l'inspecteur général du SCRS serait capable ou libre de découvrir ce que le SCRS faisait véritablement, encore moins de demander des comptes au Service s'il venait à franchir la ligne entre activités légitimes et activités intempestives dans une démocratie.

Les cinq membres du premier Comité de surveillance furent nommés en novembre 1984. Le Comité croyait en lui-même et dans l'importance de son rôle. Après ses premiers rapports, cela était devenu évident. Chaque rapport annuel renfermait plus d'indications que ce que l'on avait escompté. Au fil du temps, et contre toute attente, les médias et le public devenaient convaincus que le mécanisme de surveillance fonctionnait comme il devait fonctionner. Même les observateurs les plus cyniques devenaient moins enclins à penser que le Comité n'était que le porte-parole du gouvernement et du Service. Le Comité avait prouvé que l'opinion s'était trompée. Son indépendance ne pouvait plus faire de doute.

Non seulement le CSARS montrait-il sa bonne foi envers le public, mais il finissait aussi par convaincre les sceptiques, au sein du SCRS lui-même, des bienfaits de son processus de surveillance et de recommandation. Plus d'une fois, les hauts fonctionnaires du Service ont publiquement, et avec une certaine conviction, affirmé que le CSARS avait contribué à faire du SCRS une organisation plus solide, plus disciplinée et plus efficace.

Comme pour tout ce qui touche aux activités humaines, le succès et le crédit du Comité allaient dépendre des premières impressions produites durant ses premières années. Tous ses membres méritent notre gratitude, mais je crois qu'une part importante du mérite revient au premier président du Comité durant ces difficiles années formatrices : l'honorable Ron Atkey. Sous sa direction, des méthodes ont été établies, qui nous ont été très utiles et qui ont subi très peu de changements jusqu'à aujourd'hui. Qui plus est, il a donné le ton qui allait asseoir le crédit du Comité.

L'héritage qu'il nous a laissé a été augmenté par ses successeurs à la présidence : John White Bassett, Jacques Courtois, Edwin Goodman (président intérimaire) et Paule Gauthier. Me Gauthier mérite une mention spéciale. Non seulement siégeait-elle au premier Comité, mais encore, lorsque son mandat actuel prendra fin, elle aura été membre durant quelque dix-sept années, dont les huit dernières en tant que présidente.

Remercions sincèrement et tous ensemble Ron et Paule, ainsi que ceux et celles qui ont servi à leurs côtés au cours des vingt dernières années.

Ce sera sans doute la première fois qu'un juge en chef de la Cour fédérale s'exprime publiquement sur nos trois principales activités touchant à la sécurité nationale. Si je le fais aujourd'hui, c'est parce que je voudrais démythifier -- rendre un peu plus transparent -- le travail de la Cour fédérale. Ce faisant, je voudrais aborder certaines des difficultés que connaissent les tribunaux de toutes les nations démocratiques, pas seulement ceux du Canada. J'espère susciter votre intérêt et éveiller votre attention tout en respectant le devoir de réserve qui sied aux magistrats -- je veux retourner à mon poste demain!!

Pourquoi est-il important d'être plus ouvert et plus transparent sur la manière dont la Cour fonctionne? La raison principale, c'est que je ne crois pas que la société actuelle soit encore disposée à s'en remettre aux spécialistes. Le dicton « laissons faire le médecin » n'est plus l'incantation qui termine tout débat. Les patients tiennent maintenant à savoir ce qu'il en est de leur santé et ce que sont les remèdes possibles. En devenant plus transparentes, nos institutions n'en seront que plus fortes à long terme.

Je crois, et je sais, que l'on voue encore une foi considérable aux tribunaux des sociétés démocratiques, mais je suis sûr que ce crédit s'érodera si nous comptons sur une foi aveugle. Il ne subsistera que si le public est informé et reste persuadé que les tribunaux dispensent équilibre et équité entre les intérêts parfaitement antagonistes qui se font face aujourd'hui. Le juge Ian Binnie, de la Cour suprême du Canada, résumait très bien ces intérêts antagonistes lorsqu'il disait l'an dernier : « Le conflit entre droits de la personne et sécurité nationale est véritablement un combat de titans ».

Il y a deux cents ans, la balance, symbole de la Justice, paraissait tout aussi bien réglée qu'elle l'est aujourd'hui. En réalité cependant, elle était plutôt déréglée, et, parmi les attributs de la Justice, l'épée a sans doute été le plus important et le plus souvent brandi, et pas uniquement pour protéger l'innocent. Des milliers de gens étaient jetés au cachot ou expédiés vers les colonies pénitentiaires d'Australie, sans avoir pu bénéficier de quoi que ce soit pouvant ressembler à un procès équitable. La justice naturelle n'était pas un précepte qui allait de soi dans les prétoires du monde occidental. Il n'y a pas si longtemps, durant la première moitié du XXe siècle, des injustices furent commises au Canada, que nul ne s'aviserait d'excuser aujourd'hui.

Depuis lors, la balance de la justice est lentement, mais sûrement, devenue mieux ajustée. Nous avons aujourd'hui un système de justice qui, la plupart d'entre nous en conviendrons, accorde un juste poids à l'équité dans l'application du droit criminel et, de plus en plus, dans l'application du droit administratif. Des erreurs peuvent encore se produire, mais, comme je l'ai dit il y a quelques instants, on constate une foi considérable dans l'équité et l'équilibre du système.

Ainsi, jusqu'à tout récemment, notre système actuel de justice, avec sa longue tradition, l'importance croissante qu'il accorde aux droits individuels et sa magistrature indépendante, semblait avoir atteint son apothéose et constituer l'un des ornements propres à la civilisation occidentale. Sa transformation n'était certes pas à l'ordre du jour C ou bien ce serait une transformation lente et par accrétion, et toujours pour le mieux.

On ne peut être aussi optimiste aujourd'hui. Une bonne partie de notre système est ébranlée par l'ère du terrorisme. Notre système est encore le même, mais il est certainement ébranlé. En Australie, par exemple, les instances chargées du renseignement peuvent obtenir l'autorisation de garder à vue quiconque est simplement suspecté de disposer d'informations touchant le terrorisme. En Grande-Bretagne, la loi qui permettait de détenir indéfiniment, sans les accuser, des prisonniers à Belmarsh, « la prison à trois murs », a dû être remaniée pour devenir la Prevention of Terrorism Act (Loi sur la prévention du terrorisme). Et cette loi, qui attribue un rôle beaucoup plus direct aux tribunaux en Grande-Bretagne, demeure controversée et sera revue dans un délai d'un an. Au Canada, notre Loi antiterroriste de 2001 subit actuellement un examen parlementaire.

La lutte intense que se livrent les défenseurs des libertés civiles et ceux qui veulent une protection plus ferme et beaucoup plus efficace contre le terrorisme est illustrée de façon éclatante par les déclarations antagonistes faites dans le Derogation Challenge, une cause récemment jugée au Royaume-Uni.

En 2002, lorsque cette affaire avait été portée devant la Cour d'appel du Royaume-Uni, lord Brooke avait évalué en ces termes la menace que faisait planer sur la nation le terrorisme issu du 11 septembre 2001 :

[traduction] « Mais, à moins que l'on soit prêt à adopter une attitude puriste, en disant qu'il vaut mieux que ce pays soit détruit, ainsi que les idéaux qu'il défend, plutôt que de voir un seul terroriste détenu sans que soient respectées les formes régulières, alors il me semble inéluctable que le pouvoir judiciaire soit disposé... à mettre sa confiance dans la volonté et la capacité des ministres et du Parlement... de s'en remettre à l'intégrité et au professionnalisme du Service du renseignement. Si la sécurité de la nation est menacée par des violences terroristes, et si les vies d'informateurs sont menacées, ou si le flux des renseignements précieux qu'ils représentent risque de se tarir parce que les sources de tels renseignements doivent être révélées, alors il faut se rendre à l'évidence : le travail des magistrats a trouvé ses limites. »

Or, deux ans plus tard, dans la même affaire, les propos de lord Hoffman à la Chambre des lords qualifiaient d'une manière très différente la même menace :

[traduction] « Mais il faut se demander si une telle menace est une menace pour la vie de la nation. ... Naturellement, le gouvernement a le devoir de protéger les vies et les biens de ses citoyens. Mais c'est un devoir qui lui incombe en permanence et dont il doit s'acquitter sans mettre à mal nos libertés constitutionnelles.

... ...

Voilà une nation qui a connu l'adversité, qui a survécu à sa destruction physique et à un tribut humain considérable. Je ne sous estime pas la capacité de groupes terroristes et fanatiques de tuer et de détruire, mais ils ne menacent pas la vie de la nation. Nous risquions de ne pas survivre à Hitler, mais il ne fait aucun doute que nous survivrons à Al-Qaeda. Le peuple espagnol n'a jamais dit que ce qui est arrivé à Madrid, un crime parfaitement hideux, menaçait la vie de la nation. Sa fierté légendaire ne l'eût pas permis. La violence terroriste, si grave soit-elle, ne menace pas nos institutions, ni notre existence comme société civile ». ...

La plupart d'entre vous connaissez déjà ces exemples, et bien d'autres, du « combat de titans », de la contradiction entre notre désir de préserver, voire d'accroître, nos libertés civiles, et notre désir tout aussi légitime de nous protéger, ainsi que nos enfants, contre les violences gratuites perpétrées par les terroristes. C'est aux législateurs et aux magistrats qu'incombe aujourd'hui la tâche de trouver le juste équilibre entre ces deux objectifs souvent contradictoires.

J'ai la quasi-certitude que nous en sommes à une étape critique de notre quête de cet équilibre durable et juste entre la protection et la liberté, entre la sécurité et les droits de l'homme.

En un mot, la direction que prendra maintenant la balance de la Justice C tout comme l'ampleur de cette direction C est plus incertaine aujourd'hui qu'elle l'a jamais été durant un siècle. Elle dépendra largement de l'intelligence que nous montrerons à composer avec les difficultés presque insolubles que nous connaissons, mais malheureusement elle dépendra largement aussi d'événements externes C qui pourraient être terribles. Si une cellule terroriste parvenait, malgré toutes nos précautions récentes, à causer un nouveau désastre de l'envergure des événements du 11 septembre 2001, ou de ceux qui sont survenus à Bali ou Madrid, alors la pression en faveur de lois draconiennes sera énorme. Nous devons espérer qu'une telle chose n'arrive pas, mais que, si elle arrive, nos institutions démocratiques, pour autant que nous en fassions bon usage, nous seront utiles.

Le rôle de la Cour fédérale dans les affaires touchant la sécurité nationale n'est pas nouveau. Depuis maintenant plus de vingt ans, le juge en chef de la Cour fédérale ou les juges de la Cour fédérale désignés par le juge en chef instruisent des procédures touchant la sécurité nationale, et cela conformément à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, à nos lois sur l'immigration et la protection des réfugiés ainsi qu'à l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Notre travail dans ce domaine a débuté longtemps avant les événements du 11 septembre 2001, et il se poursuit à la faveur de lois qui ne sont pas directement touchées par la Loi antiterroriste.

À la requête du SCRS, approuvée par le ministre compétent, la Cour peut décerner des mandats autorisant le Service à enquêter sur une menace pour la sécurité du Canada, ou à aider le ministre des Affaires étrangères ou le ministre de la Défense nationale à recueillir des renseignements au Canada sur des affaires intéressant la défense du Canada ou la conduite des affaires internationales du Canada. Tout cela est exposé dans les dispositions applicables de la Loi sur le SCRS.

Comment nous y prenons-nous? Les audiences portant sur des demandes de délivrance de mandats se déroulent dans des locaux sécuritaires tenus par la Cour. Les documents déposés à l'appui d'une demande restent sous l'autorité de la Cour comme c'est le cas pour toute cour d'archives.

Un juge désigné est en fonction chaque semaine pour répondre aux demandes secrètes qui peuvent être déposées conformément à notre législation sur la sécurité nationale. Le nom du juge n'est pas révélé au préalable. Chaque juge désigné statuera évidemment sur la demande comme il l'entendra. Nombre de nos pratiques sont les mêmes. Par exemple, dans une demande déposée selon l'article 12 de la Loi sur le SCRS et fondée sur de prétendues menaces pour la sécurité du Canada, le juge a la possibilité, en général quelques jours avant l'audience (si ce n'est pas une situation d'urgence), d'examiner les documents accompagnant la demande. Il pourrait aussi devoir examiner des dossiers afférents ou, si la demande se rapporte à une reconduction, les documents se rapportant à des autorisations antérieures.

Les personnes qui assistent à l'audience sont généralement l'avocat du SCRS, l'auteur de l'affidavit du SCRS et les analystes qui sont au fait de la demande. Le juge a toute latitude d'interroger ces personnes sur des points de fait ou de droit. Encore une fois, selon la complexité de la demande, il n'est pas rare que le temps consacré par le juge aux préparatifs et à l'audience absorbe presque une journée entière. C'est un processus réfléchi et approfondi.

La plupart des demandes, mais pas toutes, sont approuvées par la Cour. Les approbations sont souvent assorties de conditions imposées par la Cour, qui régissent l'exercice des pouvoirs conférés par le mandat.

Au cours des vingt dernières années, les juges désignés de la Cour ont pu formuler des critiques constructives qui ont constamment amélioré la qualité des demandes et les conditions des mandats. À l'occasion, le Service proposera aussi les changements qui, à son avis, rendent compte des commentaires reçus de juges désignés.

Les juges désignés se réunissent plus souvent que par le passé pour examiner entre autres choses l'évolution des demandes de délivrance de mandats. Nous nous réunissons en dépit des contraintes que nous imposent nos autres responsabilités de magistrats itinérants. Tout récemment, un avocat muni de l'habilitation de sécurité requise a commencé d'assister, pour le bénéfice de la Cour, aux audiences en matière de mandats. Cette présence additionnelle renforcera la continuité de l'information parmi les juges désignés.

Les observateurs de ce processus trouveront aussi sans doute rassurant le rôle du CSARS, qui passe en revue chaque année quelques-unes des demandes de délivrance de mandats qui ont été approuvées par la Cour. Dans son examen, le CSARS a un accès complet à tous les documents du SCRS, et il peut aussi vérifier l'exactitude des preuves par affidavit déposées auprès de la Cour.

Bref, c'est un travail constant. La législation est restée la même depuis vingt ans, mais notre travail s'est transformé, dans cette quête permanente du juste équilibre entre le droit à la vie privée et l'intérêt de l'État pour des enquêtes qui comptent sur une technologie de plus en plus intrusive.

Notre deuxième grand domaine d'activité consiste à nous demander si les certificats ministériels délivrés en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés sont raisonnables ou non. Depuis plus de vingt ans maintenant, il est possible de détenir un étranger qui est l'objet d'un certificat ministériel. Les dispositions qui permettent aux juges désignés de recevoir des renseignements sensibles de témoins gouvernementaux, et cela en l'absence des intéressés et de leurs avocats, ne sont pas nouvelles. Ce n'est que récemment cependant que ces dispositions législatives sont l'objet de telles interrogations de la part du public, sans doute en raison de l'accroissement du nombre de certificats délivrés depuis 2001.

Ici encore, les juges désignés de la Cour qui font ce travail s'efforcent de démythifier le rôle du juge. Les renseignements secrets qui leur sont soumis ne sont pas pris pour agent comptant. Des enquêtes ont lieu à propos des sources, de leur nombre, de leur fiabilité et des renseignements à charge ou à décharge. L'interprétation de la source d'information doit être examinée attentivement. Tout cela est exposé d'une manière très détaillée dans les motifs des jugements rendus par mes collègues, en particulier depuis 2002.

En outre, depuis environ vingt ans, nous prononçons sur des différends qui relèvent de l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Lorsque le procureur général du Canada est d'avis que des renseignements sensibles sont sur le point d'être révélés devant une cour de justice ou un tribunal administratif au Canada, alors l'article 38 prévoit que l'affaire doit être renvoyée à la Cour fédérale pour décision. Encore une fois, la Cour fédérale a pour tâche d'équilibrer des intérêts rivaux légitimes : elle doit dire si l'intérêt public dans la divulgation de renseignements sensibles l'emporte ou non sur l'intérêt public dans la non-divulgation.

Toutes les procédures prévues par l'article 38 doivent se dérouler à huis clos, même si toutes les parties sont présentes et qu'aucun renseignement secret n'est divulgué. La Cour a mis en doute la nécessité de l'étendue d'une telle opacité. Je constate que l'Association du Barreau canadien a évoqué cet aspect au cours de l'examen parlementaire actuel de la législation antiterroriste.

La simple affirmation selon laquelle la divulgation des renseignements serait préjudiciable à la sécurité nationale ne suffira pas. Pour pouvoir apprécier à leur juste valeur les intérêts rivaux en présence, la Cour requiert des preuves par affidavit. Les renseignements peuvent-ils être partiellement rendus publics? Les renseignements peuvent-ils être rendus publics sous la forme d'un résumé? Une exemption peut-elle être obtenue de la source institutionnelle de l'information afin d'autoriser la divulgation et, dans la négative, pourquoi?

Le juge désigné peut recevoir, et il reçoit effectivement, en l'absence des avocats et des représentants du gouvernement, les conclusions de la partie privée sur les raisons pour lesquelles elle a besoin des renseignements sensibles. Cela permet à la Cour de mettre à l'épreuve l'opacité revendiquée par le gouvernement et de mettre en équilibre les intérêts rivaux.

Comment faire pour améliorer les belles réalisations de la Cour à ce jour en ce qui a trait aux procédures touchant la sécurité nationale? Au cours des derniers mois, plusieurs mesures ont été prises pour renforcer davantage la spécialisation que nous avons acquise durant deux décennies.

Depuis l'été dernier, nous travaillons avec Maurice Archdeacon à l'amélioration de notre programme d'éducation des juges en matière de vie privée, de droits de la personne et de sécurité nationale. Comme vous le savez, il fait bénéficier la Cour de deux décennies d'expérience d'un spécialiste externe de l'examen des activités du SCRS, un spécialiste qui a été le premier directeur exécutif du CSARS et l'inspecteur général du SCRS.

Il y a un an, les juges désignés ont participé à un séminaire auprès de juges spécialisés dans le droit criminel, pour mieux comprendre leur perspective et pour expliquer le rôle que nous jouons dans les procédures criminelles liées à la sécurité nationale. La participation de certains de mes collègues à la conférence d'aujourd'hui est un autre exemple de ce que j'ai à l'esprit : l'échange et le dialogue.

Nous avons entrepris une série de discussions informelles avec des spécialistes, au Canada ou ailleurs, qui sont bien au fait des questions de sécurité nationale et qui connaissent les points de vue des gouvernements et des groupes de défense des libertés civiles.

Chacun d'entre nous sait l'accroissement énorme du pouvoir acquis par la technologie au cours des dernières années. À cause de la nouvelle technologie, les mandats que nous décernons aujourd'hui confèrent des pouvoirs inquisiteurs plus grands que ce n'était le cas il y a vingt ans lorsque la Loi sur le SCRS est entrée en vigueur. La Cour est consciente de tels changements. Nous examinons aujourd'hui les moyens de faire en sorte que les juges saisis de demandes de délivrance de mandats soient suffisamment au fait de telles avancées technologiques. Ce n'est qu'en accroissant notre propre connaissance de la manière dont les milieux du renseignement exécutent les mandats que nous délivrons que nous pourrons garantir comme il convient, dans toute la mesure du possible, le droit des Canadiens à la vie privée.

Nous travaillons également avec l'Institut national de la magistrature, un groupe de réflexion et un instrument d'éducation pour les juges. J'espère qu'avant longtemps nous pourrons concevoir des séminaires productifs et bien pensés qui permettront à la Cour de rester au fait des enjeux qui intéressent son rôle. Nous déterminerons aussi le meilleur moyen de structurer une tribune offrant aux juges désignés de la Cour la possibilité de s'informer sur tout sujet qui, selon eux, pourrait les aider à s'acquitter de leurs lourdes responsabilités.

Simultanément, et encore une fois avec l'aide de M. Archdeacon, nous développons des liens avec nos confrères d'autres pays qui s'occupent également de procédures touchant la sécurité nationale. L'an dernier, la Cour fédérale recevait le juge en chef d'Israà«l, le président Aharon Barak, pour discuter avec lui les jugements rendus par sa juridiction lorsqu'il s'agit de donner aux droits de la personne la part qui leur revient face à la terreur. Récemment, nous avons rencontré des juges de la Foreign Intelligence Surveillance Court des États-Unis, ainsi que des juges de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni et autres membres de sa Commission spéciale des appels en matière d'immigration, telle qu'elle existait jusqu'aux récentes modifications législatives du 14 mars. Mon objectif est de continuer ce dialogue.

Nos homologues des autres pays se heurtent aux mêmes problèmes que ceux que j'ai mentionnés plus haut, et tous sont à la recherche de l'équilibre et de l'équité dans le combat de titans. Nous ne pouvons que nous améliorer, me semble-t-il, dans nos échanges avec autrui, en gardant toujours à l'esprit que, en définitive, nous adopterons des pratiques et des procédures qui s'accordent avec les lois canadiennes et avec la manière canadienne de faire les choses.

Il serait naà¯f, malheureusement, de nous imaginer que les affaires touchant la sécurité nationale sont un phénomène temporaire. La Cour fédérale est bien placée pour remplir son mandat, avec les connaissances qu'elle a acquises. J'espère que certains d'entre vous, avec leurs perspectives variées, engageront un dialogue réfléchi afin d'améliorer notre travail.

Ce qui précède est nécessairement un aperçu plutôt schématique de ce qui à mon avis est la situation à laquelle sont confrontées, aujourd'hui et dans l'avenir, la Cour ainsi que notre société. Je vous laisse sur une dernière réflexion à propos de l'objet de votre présence ici au cours des deux prochains jours. Il y a vingt-quatre ans, le rapport de la Commission McDonald parlait de la difficulté particulière que connaissaient les démocraties libérales dans la préservation de la sécurité de l'État. L'observation de la Commission était formulée à une époque où les enjeux n'étaient pas aussi nombreux qu'aujourd'hui, mais elle demeure à propos. « Très simplement », écrivait-on dans le rapport, « la difficulté est de préserver la démocratie à la fois contre ses ennemis internes et contre ses ennemis externes, sans détruire en même temps la démocratie ».

Merci pour cette occasion de m'adresser à vous. Je vous souhaite un bon colloque!

Date de modification : 2020-12-23

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