Présentation à la Faculté de droit à l'Université du Manitoba

 

L'honorable Simon Noël

Juge désigné de la Cour fédérale

Ottawa (Ontario)

Janvier 2006

 

Salutations

Comme son nom l'indique, la Cour fédérale a une compétence étendue sur les lois et les décisions rendues par le gouvernement fédéral canadien. À l'inverse de la situation qui prévaut aux États-Unis, où les cours fédérales sont réparties en districts géographiquement délimités, notre Cour est établie à Ottawa, ce qui oblige les juges à se déplacer partout au pays pour instruire des causes. Puisque nous habitons dans un pays si vaste, il nous faut passer beaucoup de temps en avion, en voiture et dans des hôtels. Et vu le caractère bilingue de notre pays, nous entendons des causes en français et en anglais.

Pour la plupart des juges à la Cour fédérale, le plaisir est affecté par le temps que nous passons sur la route ou à lire des dossiers dans une chambre d'hôtel. L'évolution des dossiers devant la Cour au cours des dernières années est peut-être à l'origine de l'augmentation du temps de déplacement des juges. En outre, un domaine relativement nouveau et spécialisé qui relève exclusivement de la compétence de la Cour fédérale est en croissance. Les juges désignés par le juge en chef pour instruire des affaires en matière de sécurité nationale, un domaine spécialisé, se déplacent peut-être un peu moins fréquemment que leurs confrères parce qu'ils accomplissent une partie du travail en question à Ottawa, mais leur charge de travail est néanmoins plus lourde pour les raisons suivantes.

L'augmentation récente de la charge de travail découle du nombre sans cesse croissant d'affaires de sécurité nationale dont est saisie la Cour ainsi que de la complexité croissante de plusieurs de ces affaires. Les affaires sont essentiellement de trois types. D'abord, en vertu de la Loi sur le SCRS, la Cour fédérale a le pouvoir d'autoriser l'exécution de différents types de mandats de perquisition lorsque le service de sécurité lui présente une demande convaincante en ce sens. La Cour, qui a délivré 247 mandats l'an dernier, est également saisie de tous les certificats de sécurité signés par les deux ministres compétents en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. De plus, la Cour tranche tous les litiges auxquels le gouvernement est partie qui découlent de la Loi sur la preuve au Canada, la loi visant à prévenir la diffusion publique de renseignements de sécurité délicats. Enfin, la Cour peut être appelée à traiter d'autres affaires en matière de sécurité nationale, notamment celles de blanchiment d'argent et de financement du terrorisme.

À ma connaissance, aucune autre cour nationale n'a de responsabilités décisionnelles dans tous les domaines susmentionnés. Et même si l'on peut considérer l'expérience dans l'audition des demandes de mandat, par exemple, comme étant d'une certaine utilité pour le juge qui se prépare à instruire une affaire portant sur un certificat de sécurité en matière d'immigration, ces deux types d'affaires sont généralement si différentes et soulèvent des questions à ce point distinctes que l'expérience dans l'une est de peu d'utilité dans l'autre. Le même argument vaut pour les audiences tenues en application de la Loi sur la preuve au Canada.

Pourquoi importe-t-il d'en parler? Parce qu'en matière de sécurité nationale, les juges désignés peuvent entendre une partie des témoignages à huis clos. Chacune des audiences est présidée par un juge qui, pendant une partie importante de celle-ci, prend seulement connaissance de la position du gouvernement. Il ne peut compter sur l'avocat de la partie adverse pour contre-interroger le représentant du gouvernement et, comme je l'ai mentionné il y a un moment, son expérience personnelle et directe du monde du renseignement de sécurité est limitée. Le juge peut donc se retrouver désarmé compte tenu du rôle particulier qu'il a à jouer.

Il y a un siècle peut-être, rien de tout cela n'aurait eu d'importance. En effet, dans plusieurs régions du monde, même à notre époque, il n'y aurait pas eu lieu de s'inquiéter, du moins pas ouvertement! Mais aujourd'hui, pour le Canada comme pour les autres pays représentés dans cette salle, il s'agit d'une question primordiale. Depuis plusieurs décennies, le respect de la primauté du droit dans nos pays respectifs a fait des progrès constants vers ce que nous considérons tous comme une situation idéale où quiconque comparaît devant nos tribunaux est traité équitablement, c'est-à -dire une situation où l'on témoigne le plus grand respect possible envers les droits de tous les citoyens -- et de la plupart des non citoyens. Bien entendu, le chemin du progrès a été parsemé de quelques obstacles. Nous savons tous qu'il y a eu des moments au plus fort de la Guerre froide où nous aurions pu faire mieux et qu'au cours de la Deuxième guerre mondiale, les droits de la personne ne se sont pas vu accorder le même respect qu'aujourd'hui. Or, jusqu'à tout récemment, nous pensions que tous ces problèmes étaient derrière nous. Nous pensions vivre à une époque où tous les éléments de la société s'étaient entendus sur un plein respect des droits de la personne et où tous avaient travaillé avec acharnement en vue d'atteindre un tel idéal. Nous étions certains de prendre toutes les mesures nécessaires afin d'assurer la justice pour tous et que, somme toute, nous avions réussi à le faire.

Maintenant, à notre grande surprise, nous nous trouvons au beau milieu de ce que le juge de la Cour suprême du Canada, Ian Binnie, a si bien décrit comme un [TRADUCTION] " choc des titans ". Le choc entre les droits de la personne et la sécurité nationale devient de plus en plus évident à l'occasion de chaque attaque terroriste et de chaque tentative de faire adopter des lois visant à améliorer la sécurité de la population. Contrairement à la situation qui prévalait lors de la Guerre froide, alors que la majeure partie des efforts déployés par une partie visait à contrer le travail des services secrets de l'autre, nos services de renseignement se retrouvent désormais confrontés à des gens qui vivent parmi nous et qui travaillent non pas pour le compte d'un autre État, mais au nom d'une idéologie ou d'une haine toute à fait étrangère à notre façon traditionnelle de penser.

En cette nouvelle ère, au cours d'une audience habituelle touchant la sécurité nationale, la Cour est saisie par le gouvernement d'une preuve qui tend à montrer que la personne ou le groupe concerné est ou serait probablement une menace à la sécurité de la population au Canada ou à l'étranger. Comme la plupart des renseignements fournis par le gouvernement sont très délicats, on ne communique pas à l'intéressé les détails de la preuve contre lui. L'avocat de ce dernier ne reçoit pas non plus ces renseignements et il lui est interdit d'assister à la production de la preuve du gouvernement. Il se peut que les mesures de protection habituelles que constituent le contre-interrogatoire et le débat, à savoir l'essence même de notre système de justice moderne, ne soient pas apparentes. Face à ces contraintes, la Cour ne peut accepter aveuglément la position du gouvernement. En fait, une seule option s'offre à la Cour : jeter un regard critique sur la preuve et poser des questions d'approfondissement, des tà¢ches qui sont normalement accomplies par l'avocat de la partie adverse.

Je pense que tous ceux et celles d'entre nous qui ont l'expérience des procédures judiciaires ou des services de renseignements, ou des deux, sont conscients que le fait de confier au juge la double fonction d'évaluateur en chef et d'arbitre définitif présente des défis considérables. De nos jours, les audiences à huis clos offrent la meilleure tribune pour traiter des questions de sécurité nationale dans le respect des droits de la personne. Les audiences concernant les certificats de sécurité se tiennent en public, sauf lorsqu'il est question de renseignements relatifs à la sécurité nationale. Le rôle du juge désigné consiste à concilier les droits de la personne et les questions de sécurité nationale et il a pour engagement de voir à ce que la personne visée par un certificat de sécurité soit suffisamment informée des allégations dont elle fait l'objet, qu'elle reçoive un traitement équitable et que justice soit rendue. Il est logique d'avancer que - même en l'absence du système contradictoire traditionnel - qu'il est possible d'espérer que les décisions sont assez bien prises par les juges. À mon avis, il serait juste de dire que, dans de telles circonstances, le meilleur que nous pouvons faire est de nous efforcer de trouver des solutions novatrices et concrètes qui nous permettent d'atteindre l'équilibre le plus juste possible entre les droits de la personne ou du groupe concerné et la sécurité de nos citoyens. Ce qu'il nous faut faire, en revanche, c'est nous servir de notre intelligence et de notre expérience pour améliorer le traitement des affaires en matière de sécurité nationale jusqu'aux limites de nos moyens.

À la Cour fédérale, nous faisons cela en pressant le gouvernement de communiquer le plus de renseignements possible à la personne concernée; bien souvent ces renseignements vont au-delà de ce que le gouvernement voulait fournir au départ. Dans le cadre de ce processus, le juge désigné participe personnellement à la préparation du résumé de la preuve remis à la personne concernée. Un résumé bien préparé peut aider considérablement celle-ci à répondre aux arguments du gouvernement sans compromettre la sécurité nationale. Nous insistons auprès du gouvernement pour qu'il produise des éléments de preuve disculpatoires et inculpatoires, le cas échéant, examinons en profondeur le dossier et mettons en question la thèse du gouvernement de toutes les façons possibles. Nous ne prétendons pas que cet exercice puisse remplacer le système accusatoire classique, mais il s'agit de la tribune la plus acceptable pour rendre justice, eu égard aux questions en jeu. Qui plus est, nous pouvons dire que nous faisons de notre mieux dans des circonstances qui deviendront de plus en plus difficiles dans un avenir prévisible. Nous considérons que le devoir d'atteindre le meilleur équilibre possible entre les droits de la personne et la sécurité nationale fait partie de notre rôle.

Nous cherchons aussi à améliorer au fil du temps notre aptitude à jeter un regard critique sur les prétentions du gouvernement. Il va sans dire que les juges ne peuvent devenir des agents du renseignement; le domaine est bien trop complexe et vaste pour que quiconque puisse devenir un véritable agent sans travailler longtemps sur le terrain. Nous n'avons pas l'intention de devenir des agents de renseignement, mais cela ne signifie pas qu'il nous est impossible de bien nous renseigner dans des domaines qui revêtent une grande importance pour notre travail. Les juges de la cour constituée en vertu de la Foreign Intelligence Surveillance Act, établie à Washington DC, assistent à des séances de formation données par les organismes oeuvrant dans le domaine du renseignement et de la sécurité, tandis que la Special Immigration Appeals Commission de Grande-Bretagne fait appel à un spécialiste du domaine, lequel fait partie d'un comité de trois membres (les deux autres étant des juges de la Haute Cour). Nous croyons avoir suffisamment appris des autres pays et de notre propre expérience pour être en mesure d'établir un niveau de connaissance judiciaire très élevé, sans tomber dans l'excès. Comme nous le savons tous, le " savoir " sur le monde du renseignement n'est pas accessible au public ou par l'intermédiaire d'une tribune publique et, en temps normal, on ne l'enseigne pas à l'université. Notre Cour doit donc prendre l'initiative d'acquérir ces connaissances, sans porter atteinte d'aucune façon à l'indépendance judiciaire.

En conséquence, nous avons déjà amorcé ce processus d'acquisition de connaissances en rencontrant des experts aux vues fort différentes. Nous poursuivrons cette série de discussions informelles pour saisir le contexte plus général, acquérir des connaissances un peu plus spécialisées et faire notre travail plus facilement. Nous assisterons aussi à des séances d'information technique données par le gouvernement qui traitent des méthodes et des pratiques de celui-ci, et des motifs ou du fondement de ces méthodes. Je tiens à réitérer que nous ne souhaitons pas devenir des agents du renseignement. Nous voulons simplement prendre des mesures importantes afin de nous assurer que nous adoptons la meilleure démarche possible dans des circonstances difficiles pour tous.

Mesdames et Messieurs, je n'ai pas de conclusion savoureuse à vous donner. Et il n'existe pas de solution parfaite qui nous permette de résoudre avec certitude les problèmes quasi insolubles auxquels nous faisons face en cette ère de terrorisme idéologique. Ce qu'il nous faut faire, c'est tout mettre en oeuvre pour trouver des méthodes plus efficaces, établir des procédures plus transparentes et rendre des décisions plus justes. Et nous accomplirons tous un bien meilleur travail qu'à l'heure actuelle si nous apprenons les uns des autres, comme nous le faisons ici cette semaine. Trop longtemps, les tribunaux ont adopté la mentalité de la tour d'ivoire à laquelle la plupart des universités ont dû renoncer il y a des décennies. Par contre, le terrorisme est un phénomène planétaire et nous desservons gravement nos pays respectifs et le système de justice si nous ne tirons pas des leçons de l'expérience de nos confrères et n'adoptons pas les idées originales que ceux-ci mettent de l'avant.

La Cour fédérale et ses juges désignés relèvent les défis du XXIe siècle. Et l'amélioration de notre système de justice se poursuivra si nous continuons sans arrêt à en apprendre davantage et à perfectionner nos façons de faire pour accroître la protection des personnes et de la société dans son ensemble. Nous ne pouvons que faire de notre mieux pour essayer de composer avec le " choc des titans " sans compromettre les libertés publiques qui nous tiennent à coeur et sans permettre aux terroristes de l'emporter. Merci.

Date de modification : 2020-12-18

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